jeudi 1 juin 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -14-

« Tu rentres quand »
« C’est quand que tu arrives déjà ? »
« Quand est-ce que tu reviens ? »

Depuis quelques jours, tous les moyens de communication à ma disposition, mail, Messenger, Facebook, WhatsApp sont envahis de ces questions posées par mes amis européens. Si tant de sollicitude me touche, et que leur empressement à me revoir me flatte, j’ai je l’avoue parfois envie de les rabrouer péremptoirement. « Qu’est-ce que ça peut vous faire, quand je rentre ? Pour l’instant je suis ici, je n’ai aucune envie d’être ailleurs, au contraire je veux profiter de chaque seconde passée avec les amis d’ici, les odeurs d’ici, les goûts d’ici, les sons d’ici… Je n’en veux pas de vos questions qui me rattachent à l’autre partie de moi, qui me rattachent à vous, qui m’éloignent d’ici ! Alors laissez-moi tranquille, laissez-moi profiter, je ne veux pas penser à vous, je ne veux même pas savoir que vous existez » 

Même si j’ai moi aussi hâte de vous revoir, même si ma famille et mes amis ont été présents dans mon esprit tout au long de mon séjour, même si je brule de vous raconter telle anecdote, telle rencontre, telle expérience, la joie des retrouvailles n’a pour l’instant pas pris le pas dans ma tête sur la tristesse des séparations, de toutes ces « dernières fois » que l’on savoure, ces moments où on se dit « je fais cela pour la dernière fois, je la vois pour la dernière fois, je déguste un poisson braisé pour la dernière fois. » Je veux profiter à fond de ces derniers instants, je veux que pour ces derniers jours ma tête soit entièrement ici, je veux que tout de moi profite de ce qui sera si loin demain.

Mais je sais que ce n’est pas ainsi. Je sais que la lutte est perdue d’avance. Que ma capacité à vivre l’instant présent sans penser à rien d’autre est limitée malgré tous mes efforts. Une partie de ma tête, de mes préoccupations, de mon être, a déjà rejoint Mbengè. Je planifie, j’organise, je réponds aux demandes. Tel problème administratif qui m’attend à mon retour, mon chauffe-eau qui a eu la bonne idée de lâcher pendant mon absence et qu’il faut remplacer, mes ami(e)s de Paris, Bruxelles et ailleurs qui veulent savoir quand ils me reverront, ma famille qui tient à être la première informée de mon état au retour, les mécènes qui ont permis cette aventure à qui je vais devoir remettre mon rapport d’activité, ce rapport d’activité d’ailleurs que je dois commencer à rédiger et qui fait les frais de mes extraordinaires capacités de procrastination… Tout cela commence à prendre place dans mon cerveau et livre bataille avec mon quotidien fait de répétitions théâtrales, de poisson braisé, de discussions sous un manguier, de projets d’avenir, d’échanges avec des amis que je ne reverrai pas avant longtemps.

Je connais bien cet état qui précède chacun de mes retours, j’en connais chaque manifestation physique, chaque tremblement psychologique. Maux de ventre, crise d’eczéma, palpitations soudaines, ma capacité à la somatisation est hélas tout aussi développée que celle à la procrastination ! 

Je connais ces moments où tout se fige, où on s’arrête, coeur battant la chamade, au milieu de ce qu’on est en train de faire, où la pensée se brouille, où un sentiment d’urgence envahit tout, « je ne dois pas oublier de faire ceci avant de partir, je ne dois pas oublier de voir celle-là, est-ce que j’aurai le temps de me rendre une dernière fois là… » pour ensuite nous laisser un peu paniquée reprendre le cours de ce qu’on était en train de faire ou de dire, en se demandant si les personnes en face de nous ont remarqué cette absence soudaine.

Je connais tout cela et je tente à chaque voyage de m’en prémunir, d’anticiper, de me raisonner. Mais chaque fois cela me rattrape, malgré toute ma volonté je plonge dans cette faille qui sépare les deux côtés de moi et qui s’ouvre en grand dans les périodes de départs et de retours. Je me noie dans ce sentiment d’urgence et d’intolérable, cette excitation joyeuse et désespérée qui accompagne chaque retrouvailles et chaque séparations. Juste avant que je parte, une amie qui me connaît bien m’avait dit « Profite de ton séjour, amuse-toi, mais n’oublie pas que tu vas rentrer et que ce sera dur ! » 

Je savais qu’elle avait raison mais je n’ai pas voulu y penser. Jusqu’à ces derniers jours. Encore un peu ici pas encore tout à fait là-bas, la faille grandit, elle me déchire le cerveau. On demande souvent aux enfants quels voeux ils formuleraient si une bonne fée ou un bon génie apparaissait pour exaucer trois de leurs désirs. Je mettrais en premier, c’est sûr, le don d’ubiquité, ou celui de téléportation. 

Et comme pour me rappeler que retrouvailles et séparations sont les deux faces d’une même réalité, en écho aux questions de mes amis d’Europe, les amis d’ici me demandent :

« Tu pars quand ? » 
« C’est quand que tu rentres déjà ? » 
« Quand est-ce que tu reviens ? »

À cette dernière question, vue d’ici, je n’ai pas encore de réponse.


Le Cameroun c’est le Cameroun…