dimanche 23 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -7-

Les Camerounaises et les Camerounais aiment parler, papoter, bavarder, causer… Leurs principaux sujets de conversation tournent autour de l’argent, du sexe et du football. Interdisez-leur d’aborder ces trois sujets et le pays sombrera dans un silence de cathédrale !

Mais depuis que je suis arrivée, un autre thème fait bruisser les conversations : le concert de Maître Gims au stade Amadou Ahidjo, le grand stade omnisports situé à quelques centaines de mètres de l’endroit où je suis logée ! 

Aussi, bravant les moqueries de mes amis et le désespoir de mon fils (« Maman si tu fais ça, genre je te renie, hein ! ») j’ai acheté un billet pour le show. 

Renseignements pris auprès des habitués, l’amie qui avait décidé de m’accompagner et moi avons décidé de nous rendre au stade pour 18 h environ, afin d’éviter la cohue à l’entrée. Les portes devaient ouvrir à 16 h selon le billet que j’avais entre mes mains, le concert de la star étant prévu à 20 h. Mais nous savions que deux jours auparavant son concert de Douala avait commencé à 22 h. Nous nous apprêtions donc à attendre longtemps, ce qui est une autre spécialité camerounaise.

Aux environs de 18 h 30, après avoir franchi les stricts contrôles de sécurité, nous voici installées sur les gradins du stade. Nous avions choisi de payer des billets de seconde catégorie, à 5000 FCFA (environ 8 €) afin de bénéficier de places assises et d’éviter les bousculade de la foule massée debout sur la pelouse. Les billets se vendaient de 2000 CFA (environ 3 €) pour les places debout à 50 000 FCFA pour les places en loge présidentielle. Nous observons amusées le ballet du public qui s’amasse petit à petit sur la pelouse, quelques resquilleurs poursuivis par les hommes de la sécurité reconnaissables à leurs tenues jaune canari et à leurs coups de poings faciles. Je suis toujours impressionnée par la rapidité avec laquelle les altercations en viennent aux mains, dans l’indifférence quasi générale, et avec quelle rapidité la sauce retombe après quelques coups bien placés. Cette violence physique me heurte, mais elle semble ici faire partie du mode de vie. 

Les heures passent, différents DJ’s et animateurs locaux se succèdent sur scène pour faire patienter le public. Des vendeurs et des vendeuses de tout et n’importe quoi se baladent dans les gradins. Nous qui pensions assister à un concert devant un stade bondé, force est de constater que le public peine à arriver. Les gradins sont presque entièrement vides, et sur la pelouse, quelques milliers de personnes se pressent au devant de la scène, couvrant à peine un quart de la surface à disposition.

Aux environs de 20 h, l’ambiance monte d’un cran. Sur scène, des chanteurs dont la foule connaît les refrains par coeur se succèdent. Dans le public, les mouvements de foule se font plus agressifs et nous nous félicitons d’avoir pris un peu de hauteur. 

À 22 h 30, un rappeur de Yaoundé chauffe le public à bloc. L’animateur lui succède pour annoncer l’arrivée imminente de la star tant attendue. Le public hurle de joie… et se fait doucher ! C’est en effet un violent orage qui prend possession de la scène, obligeant les spectateurs à chercher un abri là où c’est possible. Trempées, mon amie et moi redescendons d’un étage pour nous réfugier sous les escaliers du stade, qui n’est pas couvert. La pelouse est désertée, la sécurité débordée par la masse de gens qui sautent par dessus les grilles pour se mettre à l’abri des gradins inférieurs, ceux des places à 10 000 CFA. Quelques jeunes courageux, ou assez imbibés de substances diverses et variées pour ne pas ressentir les effets de la pluie, se lancent dans un match de foot improvisé au moyen d’une bouteille d’eau vide en guise de ballon. Aussitôt, les gradins entrent dans le jeu et applaudissent chaque passe comme s’il s’agissait d’un coup franc botté par Cristiano Ronaldo ! Nous admirons la bonne humeur et le fatalisme avec lequel les spectateurs prennent l’interruption.

Au bout d’une heure environ, la pluie se calme. Nous regagnons nos places, entamons de sécher nos sièges avec quelques mouchoirs en papier et reprenons là où nous en étions, c’est à dire à l’attente. Le public a progressivement réintégré la pelouse, quelques personnes de l’organisation commencent à chasser l’eau de la scène. Les minutes passent et rien ne se passe. L’impatiente commence à se faire sentir, et l’atmosphère dans le stade a changé. Des groupes de jeunes, des enfants de la rue complètement défoncés à la colle, ont profité de l’orage pour forcer les grilles et pénétrer illégalement dans le stade. Ils se baladent dans les gradins, nous apostrophent, essaient de nous intimider, veulent prendre mes chaussures… 

Minuit et demie. J’ai froid. J’ai déjà eu froid certains soirs depuis que je suis ici, mettons qu’il s’agissait plutôt de frissons, d’une sensation de fraicheur. Mais là, l’humidité et la fatigue aidant, c’est d’un froid européen qu’il s’agit. Un de ces froids qui vous contractent les muscles du dos et qui vous paralysent. 

Sur la scène, depuis quelques minutes, les techniciens s’emploient à tenter d’installer une gigantesque bâche en plastique sur le toit de la scène. À notre question de Blanche de savoir pourquoi ils font ça maintenant et qu’ils ne l’ont pas fait avant la pluie il nous est répondu, « Ben c’est s’il se remet à pleuvoir… » Logique ! 

Tous les quarts d’heures environs, mon amie et moi nous demandons si nous restons ou si nous rentrons. Tentées d’abandonner la partie vaincues par la fatigue, le raz-le-bol, la pluie, le froid, mais frustrées d’avoir tenu jusque là, attendu si longtemps pour rien. 

Sur scène, un homme s’obstine à répéter au public qui se masse contre le devant de la scène « Reculez, reculez »… Sans autre effet que d’exaspérer un peu plus la foule déjà à cran. 

Enfin, à près de deux heures du matin, le public a reculé, les barrières de sécurité qui avaient été enlevées par les spectateurs pendant l’orage ont été replacées, la bâche est tant bien que mal fixée au toit, la star est annoncée et Maître Gims fait son entrée sur scène sous l’ovation d’une foule qui dans la seconde a tout oublié : l’attente interminable, la pluie, les coups de poings de la sécurité ! Il aura suffi qu’il apparaisse pour que tout rentre dans l’ordre, et que le show se déroule comme s’il avait commencé à l’heure.

Et le concert dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien, si l’on considère que Maître Gims est à la musique ce que le steak de soja est à l’entrecôte saignante, ce n’était pas si mal. Il a fait le job, enchaînant les tubes et haranguant la foule à coups de « Vous êtes là Yaoundé ? » Rien d’original, mais une énergie sincère et un public reprenant en choeur les tubes qu’il connaît sur le bout du doigt. Bref, « ça a fait le café » comme dirait mon ado de fils !


Le Cameroun c’est le Cameroun…

jeudi 20 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -6-

Je me suis toujours vantée avec orgueil d’être peu pénible question alimentation… Je mange de tout, rien ne me rebute et c’est ma fierté. Au fil du temps, mes diverses pérégrinations africaines m’ont pourtant mise à l’épreuve. On m’a servi des tripes à la camerounaise. J’ai mangé. On m’a servi des brochettes d’escargots grillés. J’ai mangé. On m’a servi du ragoût de singe. J’ai mangé. On m’a servi des pieds et des cous de poulet. J’ai mangé. On m’a servi une potée de chenilles. J’ai mangé. On m’a servi de la pâte de fourmis rouges. J’ai mangé. On m’a servi de l’hippopotame, du porc-épic, du buffle, du crocodile. J’ai mangé.

Ici, nous avons la chance d’avoir Belinda. Impératrice des fourneaux, son petit dernier âgé de huit mois accroché à la taille, elle nous concocte chaque jour un repas de midi royal. Belinda sait apprêter les délicieuses spécialités camerounaises comme personne, et depuis que l’atelier a commencé j’ai l’impression de réaliser un tour du Cameroun gastronomique selon que le plat qu’elle nous a mijoté provient du nord, du sud, du centre ou de l’ouest du pays ! Mes stagiaires et moi apprécions à sa juste mesure le privilège de pouvoir interrompre notre travail pour nous précipiter sur un repas chaud qui n’attend que nous avant de nous remettre à élucubrer sur les divers aspects de cet art si protéiforme de la mise en scène. La bonne ambiance de travail qui règne dans l’atelier doit beaucoup à Belinda et à sa cuisine, car on sous-estime souvent le rôle de ces moments de partage hors plateau dans la réussite d’un projet théâtral quel qu’il soit. Ne pas avoir à se préoccuper de ce qu’on mange le midi, ne pas avoir à courir durant la courte pause que nous nous accordons pour trouver un petit quelque chose à se mettre sous la dent est un réel luxe, et ce n’est pas le moindre de ceux que propose Othni, le centre de résidence où je suis logée et où je travaille. Tout ici est pensé pour le bien des artistes et pour que leur énergie soit toute entière tendue vers le travail. Je connais bien des lieux en Europe qui se revendiquent centres de résidences et qui ne peuvent en dire autant.

Jusqu’à aujourd’hui, le seul reproche que j’aurais pu a dresser à Belinda serait peut-être de trop bien nous nourrir et de favoriser parfois une certaine somnolence lors de la reprise du travail. Sans parler de la douloureuse question des bonnes résolutions prises avant mon départ et de ce fameux régime que je repousse sans cesse, ne remuons pas le couteau dans une plaie béante, n’est-ce pas… Mais aujourd’hui malheureusement, j’ai atteint mes limites en matière de gastronomie. Aujourd’hui je sais que je ne pourrai plus jamais dire que je mange de tout. Car même sous la torture, je n’ai pas réussi à aller au-delà de trois bouchées du plat que Belinda avait préparé. 

À la première fourchette que j’ai enfourné, j’ai senti la salive acide annonciatrice des grands renvois m’envahir l’arrière-gorge. À la seconde, mon estomac a été pris de spasmes. À la troisième, que j’ai pourtant essayé d’avaler tout rond, j’ai su que ça ne serait pas possible. Que ça ne passerait définitivement pas. Même pour ne pas froisser la cuisinière et faire honneur à son travail.

Aujourd’hui, au menu, il y avait des haricots verts…


Le Cameroun c’est le Cameroun… 

dimanche 16 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -5-

« Cent francs Manguiers carrefour Beignets »
« Deux places Titi Garage »
« Cent cent Madagascar niveau Carrière »

S’il est un talent dont on a oublié de me pourvoir à la naissance, c’est bien du sens de l’orientation. Mon incapacité légendaire à retrouver mon chemin même dans les situations les plus simples est ici mise à rude épreuve. Je repense tous les jours à cet ami qui m’avait surnommée « GPS », « Ge me Perds dans mon Salon » tant la topographie de Yaoundé et la manière de s’y déplacer restent un mystère pour moi. 

Le mode de transport le plus utilisé ici est le taxi collectif. Des voitures jaunes qui, si elles ont la couleur des taxis new-yorkais n’en ont pas le confort, sillonnent sans relâche la ville dans tous les sens et peuvent prendre jusqu’à six passagers, quatre derrière et deux devant. Les gens montent et descendent au gré de leurs destinations, et les chauffeurs de taxi embarquent et débarquent leurs clients selon des indications d’adresses aussi hermétiques que poétiques puisque les rue ne portent ici que rarement de noms, et que les quartiers et les carrefours portent des noms abracadabrants sortis de l’histoire oubliée du lieu.

En théorie, la méthode est simple. On se place sur le bord de la route, du côté correspondant à la direction dans laquelle on veut aller et on attend. Tout taxi ayant une place libre va ralentir et klaxonner. On crie alors sa destination au chauffeur, et éventuellement la somme qu’on est disposé à payer pour cette course ou le nombre de places. Si le chauffeur accepte la course il klaxonne à nouveau d’un coup bref, et vous embarquez, sinon il accélère et passe son chemin. 

La vie à Yaoundé se passe ainsi entre coups de Klaxon et proférations d’itinéraires surréalistes. Un trajet normal en ville, quelle que soit sa durée, coûte normalement 250 francs CFA en journée et 300 à partir de 22 h. Mais si le trajet effectué est particulièrement long, on proposera au chauffeur 300, voire même 400, et si au contraire il est très court, on proposera alors de nous y emmener pour 100 francs. Si on est deux, on pourra annoncer « Cent francs carrefour Bastos deux places », ou même mieux, « cent cent carrefour Bastos » ! 

J’avais jusqu’ici presque toujours réussi à trouver une bonne âme pour m’accompagner dans mes pérégrinations, et je suis à vrai dire peu sortie, tout occupée que je suis par l’animation de mon atelier. Mais aujourd’hui est venu le jour où tout le monde en a eu marre de me servir de chaperon et où j’ai dû affronter seule la jungle urbaine. L’ami chez qui je me rendais m’a dit : « Tu prends un taxi et tu dis au chauffeur Cité-Verte, montée Renaule niveau Express Union. Tu nous appelle quand tu arrives et on viendra te chercher. » 

Il faut dire qu’il avait auparavant tenté de m’expliquer comment arriver chez lui : « Tu descends du taxi face à Express Union, tu traverses, sur ta gauche il y a un tas d’ordures, tu le contournes tu traverses le garage, tu descends un peu et puis à droite et tu verras un peu plus loin des maisons avec des portes bleues la mienne c’est la troisième. »

Ou quelque chose comme ça. Je ne me rappelle plus très bien. Ce dont je me rappelle par contre, c’est la panique qui m’a envahie et qui a dû se lire dans mon regard à l’énoncé de cette adresse qui n’en est pas une, car l’ami s’est immédiatement interrompu et m’a dit « bon, appelle quand tu arrives face à Express Union, je viendrai te chercher » !

Qui sait, s’il ne l’avait pas fait, je serais peut-être encore en train d’errer quelque part dans les méandres de cette villes où les rues n’ont pas de nom et les maisons pas de numéros.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

mardi 11 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -4-

Objectivement, pour tout occidental normalement constitué, Yaoundé doit être la ville la plus insupportable du monde. Bruyante, désordonnée, chaotique, sale, corrompue, indécemment polluée, elle cumule tous les défauts face à nos capitales occidentales aseptisées. Depuis mon arrivée ici, pas un jour sans que je m’agace, que je râle, que je gueule même parfois, ajoutant ma voix aux milliers d’autres qui s’apostrophent, s’interpellent, s’invectivent, se chamaillent. Pas un jour non plus sans qu’un rire tonitruant ne m’arrache la gorge et monte dans l’atmosphère lourde d’humidité de la ville.

D’où me vient alors ce sentiment d’être ici parfaitement centrée ? Que tous ces énervements ne sont qu’écume à la surface de la tempête océanique permanente qu’est cette ville ? 

Je songe à cela en contemplant les rues bondées de la fenêtre du taxi qui m’emmène à l’autre bout de la ville. Coincée entre trois autres personnes à l’arrière, je m’interroge sur mon ambivalence, mes réflexes profondément occidentaux et mon bien-être dans le chaos qui m’entoure. Je me pose la question : serais-je capable de venir m’installer définitivement ici ? Depuis que je suis arrivée, cette interrogation me traverse en permanence. Et la réponse oscille de jour en jour, au gré des contrariétés ou des émotions qui m’assaillent. 

Certains jours je m’imagine m’installant ici, perpétuant à l’envi les conversations sans fin sur la création, l’engagement politique de l’artiste. Toutes ces conversations partagées avec celles et ceux qui se battent chaque jour ici pour tenter de survivre de leur art, sans concessions, pas même celles que tentent de leur imposer les structures fournisseuses de subventions que sont le Goethe et l’Institut français. J’imagine un grand livre d’entretiens avec Martin Ambara, figure tutélaire de ces réflexions, qui se bat sans aucune subvention pour faire tenir debout son OTHNI, son laboratoire de théâtre, véritable pépinière d’artistes de toute sorte qui ont pour point commun leur volonté de se consacrer à leur art sans concessions. Je pense à ses propos sur la nécessité de renouveler le théâtre camerounais en s’affranchissant des codes dramaturgiques occidentaux, en cherchant à fonder une dramaturgie proprement vernaculaire, qui se baserait sur la tradition du « Mvet » local par exemple. Je pense à ces stagiaires qui m’ont rejointe depuis hier et avec qui nous essayons de comprendre ce qu’est le métier de metteur en scène, en quoi il se ressemble et en quoi il diffère selon qu’on le pratique ici ou ailleurs. Je pense à la polémique qui éclabousse cette année le festival d’Avignon, à la manière dont les créateurs se sentent formatés par l’Occident s’ils veulent intégrer les circuits officiels de la francophonie. Toutes ces conversations passionnantes résonnent dans ma tête tandis que le taxi traverse la ville et je me dis que oui, la richesse, la force, l’intérêt de ce qui se passe ici pourrait me faire sauter le pas.

Certains autres jours, je me rends compte du fossé qui me sépare d’une possible vie ici. Je mesure le poids de mes habitudes d’Occidentale, la difficulté que j’ai à me déplacer seule dans cette ville désordonnée, l’épuisement qui me saisit face au tourbillon incessant dans lequel je suis plongée, et je me dis que j’ai hâte de rentrer, de retrouver mes petites habitudes qui m’évitent de me remettre en question, mon petit confort d’Occidentale (non, je ne m’habituerai jamais à me laver à l’eau froide, même par 35°), mes certitudes de Blanche privilégiée. Je saisis l’impossibilité de perpétuer sur le long terme ces instants suspendus qui font mon quotidien depuis que je suis ici. Je connais les difficultés économiques qui me rattraperaient tôt ou tard.

Et au moment où je me dis cela, il suffit d’un échange, d’un regard, d’une scène incongrue captée par ma rétine pour que je me rappelle combien l’inconfort intellectuel dans lequel me plonge ma vie ici m’intéresse, me fait me sentir vivante. Et combien je sais et je regrette au fond de n’avoir pas le courage qu’il faudrait pour sauter le pas.

Je repense à cette phrase que m’avait dite un jour Martin Ambara : « je vis dans la faille ». Pas tout à fait d’ici, plus tout à fait de là-bas, je ne sais comment concilier les deux versants de moi…


Le Cameroun c’est le Cameroun…

dimanche 9 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -3-

« Tu as grossi… »

Voilà certainement la phrase que j’ai le plus entendu depuis mon arrivée ici. Il est vrai que les personnes que j’ai côtoyées lors de mon dernier séjour à Yaoundé il y a sept ans peuvent difficilement passer à côté de la quinzaine de kilos supplémentaires qui m’enrobent actuellement.

« Tu as grossi. » La première fois qu’on m’a accueillie d’une accolade digne d’un catcheur (mes côtes survivront-elles à l’intégralité de mon séjour ?) et d’un sonore « Aliiiiiiine c’est comment ? Bienvenue au Cameroun. Tu as grossi », j’ai quand même failli mal le prendre. Puis je me suis souvenu qu’ici dire à une femme qu’elle a grossi est un compliment. Que ça veut dire qu’elle va bien. Qu’elle a un bon mari qui la nourrit bien. Qu’elle a de nombreux enfants. Enfin qu’elle a grossi pour de bonnes raisons. Toutes choses qui font regimber la féministe jamais totalement assoupie que je suis. 

Alors je prends sur moi et je réponds « merci beaucoup » tout en me disant quand même que de la théorie à la pratique il y a un sacré fossé. En théorie, je suis prête à monter au créneau chaque fois qu’un homme va réduire une femme à son corps, ou faire un commentaire qui sous-entende que sa place est à la maison avec ses enfants à faire la popote pour son gentil mari qui rapporte le blé. En théorie, je suis exaspérée par les normes dictées par la société de consommation qui veut que nous soyons toutes minces, belles, éternellement jeunes et dynamiques. Et je milite pour que les femmes soient enfin délivrées de la dictature des régimes.

En théorie.

Parce qu’en pratique, lorsqu’on m’accueille d’un souriant « tu as grossi », je replonge immédiatement dans des gouffres de culpabilisation. Occidentale un jour, Occidentale toujours ! Et je me promets d’entamer un régime dès que je serai de retour à Bruxelles. De me remettre au sport aussi. Croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer. 

Et je me rappelle que je m’étais déjà solennellement juré avant de partir de me mettre au régime ici. Que j’avais décidé, mais vraiment décidé que je rentrerais avec au moins cinq kilos de perdus. J’avais juré oui, croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer. 

Oui, mais…

Mais le Ndolè. Mais les beignets-haricots suant l’huile. Mais le poisson braisé accompagné de ses bâtons de manioc. Mais le « jazz ». Mais le « couscous ». Mais le fufu sauce gombo. Mais les arachides. Mais les bananes plantain gorgées d’huile de palme. Mais le pain à l’avocat. Mais le Top pamplemousse hypersucré. Mais la bière… 

Je vais me mettre au régime en rentrant. Je me mets au régime en rentrant. Je décide de me mettre au régime en rentrant ! Mais vraiment. Promis juré. Croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer.

Et j’accepte avec un sourire les « tu as grossi » avec lesquels on m’apostrophe, tout en léchant la sauce gombo qui dégouline de mes doigts.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

Le Cameroun c'est le Cameroun -2-

L’institut Goethe de Yaoundé, vitrine de la Germanie au Cameroun, est l’une des « place to be » du milieu artistique de Yaoundé. Sa programmation culturelle attire le chaland, et les spectacles sont souvent très courus, certaines mauvaises langues s’empressant d’ajouter que c’est plus le drink gratuit à la fin de la prestation que la qualité de l’offre culturelle en elle-même qui attire les foules. 

La « salle de spectacles » de l’institut est en fait située dans la cour intérieure du bâtiment. Une belle scène couverte d’un grand toit de tôle ondulée, tandis que les spectateurs sont assis au grand air. J’y suis pour un spectacle de danse, dont c’est la grande première. À notre arrivée, le personnel de l’institut est en train de se battre avec l’installation d’un groupe électrogène, le quartier pourtant huppé de Bastos dans lequel se situe le Goethe ayant été victime d’un délestage. Pas de chance, le groupe électrogène du lieu supposé prendre le relais en cas de coupure de courant vient justement de tomber en panne, il a fallu courir dans toute la ville pour en dénicher un autre et l’installer, d’où le retard. Le régisseur du spectacle grogne, raconte que sa création lumière était magnifique, qu’elle comportait vingt-deux projecteurs, et que le groupe électrogène n’en supporte que quatre, que son travail est ruiné, que vraiment…

Enfin, le spectacle peut commencer, avec une bonne demi-heure de retard, ce qui tient presque de l’exploit vu la situation. Les jeunes danseuses assurent, le spectacle est de haut niveau. Après trente minutes de prestation, va-t-en savoir pourquoi, une alarme se met à retentir. Puissante. Couvrant en partie le son de la musique jouée en live par deux percussionnistes. Les danseuses s’accrochent, continuent comme si de rien n’était. Le vacarme durera dix bonnes minutes, puis s’arrête net comme il a commencé. 

Le spectacle va son petit bonhomme de chemin, je replonge avec délice dans l’ambiance si particulière des salles de spectacles camerounaises. Le public donne de la voix, apostrophe les artistes, commente, répond au téléphone parfois. On est bien loin des atmosphères feutrées, pour ne pas dire quelquefois compassées, des salles de spectacles européennes. 

Une dizaine de minutes avant la fin du spectacle, un hôte surprise s’invite dans la cour du Goethe : l’orage tropical. En un instant il se met à tomber des trombes d’eau sur la tête du public qui, ni une ni deux, se précipite sur le mètre cinquante d’avant-toit qui déborde de la scène, grimpe même sur le plateau pour se mettre à l’abri des trombes d’eau. Massés ainsi à quelques centimètres des danseuses, la pluie sur la tôle ondulée répondant au rythme des percussions, les artistes imperturbables continuent leur prestation comme si tout était normal. Comme si elles ne devaient pas compter avec un espace réduit à cause de la foule des spectateurs agglutinés autour d’elles, comme si les percussionnistes placés sur le côté de la scène ne devait pas faire attention de ne pas heurter malencontreusement un spectateur d’un geste de bras un peu trop énergique en jouant.

C’est aussi cela être artiste au Cameroun : affronter, assumer, serrer les dents et continuer. « Boxer la situation », dirait Dieudonné Niangouna.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

Le Cameroun c'est le Cameroun -1-

Une arrivée à Yaoundé ne peut jamais se passer sans un peu de théâtralité, un peu de suspense. Installée dans mon siège du vol AF0775, je pense à cela en me demandant ce qui va bien pouvoir arriver dans les minutes qui suivront mes premiers pas sur le sol camerounais. Le trajet s’est passé sans histoires, l’avion a une quinzaine de minutes d’avance sur l’horaire prévu, il amorce déjà sa descente. Les hôtesses nous gratifient de leur petit laïus sur la ceinture qui doit être attachée, les sièges en position verticale, les tablettes relevées. Puis la voix du pilote prend le relais dans les haut-parleurs « Mesdames et messieurs, nous allons reprendre de l’altitude et nous mettre en position d’attente en tournant en rond au-dessus de nuages, car un violent orage vient de s’abattre sur la piste et il nous est impossible d’atterrir. » 

Et nous tournons. Dix minutes, quinze minutes, une demi-heure. Des murmures se baladent d’un siège à l’autre de la cabine, les regards virent à l’inquiétude. « Ils vont nous détourner sur Douala », « On n’aura bientôt plus d’essence on va s’écraser », « Ça commence à être long, vous êtes sûrs que c’est la vérité cette affaire d’orage ? » « On nous cache quelque chose de plus grave, c’est sûr ! » Enfin, après quarante-cinq minutes de tours de manège, l’avion pique du nez en direction de la piste. Il tangue, vibre, mais tient bon. L’atterrissage ressemble un peu à celui de l’albatros dans « Bernard et Bianca ». Enfin, l’appareil s’immobilise sur le tarmac et les passagers applaudissent soulagés. Les mâles qui s’agrippaient aux accoudoirs de leur siège quelques instants plus tôt fanfaronnent devant leur femme d’un « Tu vois je te l’avais bien dit qu’il allait rien se passer, tu as toujours peur pour tout ! »

Sortie de l’avion, couloirs climatisés, contrôle sanitaire, contrôle des passeports et visas, récupération des valises. Face au tapis roulant je médite sur cet adage qui veut que mes bagages sont TOUJOURS dans les derniers délivrés. Ce qui me laisse le temps de fomenter un certain nombre de scénarios catastrophe dont j’ai le secret. « mes valises se sont perdues », « les personnes qui doivent venir m’accueillir à l’aéroport ne sont pas là, je vais me retrouver seule sur le trottoir avec mes bagages »… J’admire ma capacité à toujours imaginer le pire ! 
Enfin, mes deux précieux colis pointent leur étiquette sur le tapis roulant, je m’en empare et file direction la sortie. Le comité d’accueil est bien là. Quelques accolades à m’en casser deux côtes plus tard nous nous dirigeons vers le parking. Sortie de l’aéroport. Et cette toujours même impression en pénétrant dans l’air camerounais. Car on pénètre dans cet air-là comme on le ferait dans un solide tant il est dense, saturé d’humidité, d’odeurs de toutes sortes. 

Traversée de la ville en voiture, je retrouve des sensations, des odeurs, des bruits. 
Petite halte avant d’arriver à destination, il s’agit de compenser la frugalité du repas servi à huit mille mètres d’altitude. Tradition personnelle, je me rue sur le premier Ndolè de mon séjour (et certainement pas le dernier) accompagné d’un Top pamplemousse. Soupir. Je suis arrivée. Je suis là. Depuis le temps, depuis sept ans…

Enfin, je franchis le seuil d’OTHNI, le centre de création théâtrale qui sera mon port d’attache de ces prochaines semaines. Au moment où j’entre, la pluie se remet à tomber. Suivie immédiatement d’une coupure d’électricité, l’un de ces fameux « délestages » censés alléger le réseau électrique saturé et qui comme par hasard affectent rarement les beaux quartiers où se massent les expats. Un rythme à prendre que ces coupures de courant. Voilà trente-six heures que je suis ici, et nous en avons déjà eu trois ainsi que deux coupures d’eau.


Le Cameroun c’est le Cameroun…