Adolescente, j’ai suivi un nombre incalculable d’ateliers de danse africaine. C’était l’époque où je pensais encore avoir le sens du rythme et où mon corps me donnait l’impression de vouloir obéir aux ordres de mon cerveau.
Je m’étais
prise de passion pour ces cours et ateliers, l’un notamment, animé par un
danseur brazzavillois, qui enseignait le mouvement tout en nous racontant son
origine : tel mouvement de bras évoquant le pêcheur ramenant ses filets,
tel déhanché rappelant le geste des paysans semant le grain.
Je n’avais
pas encore conscience à l’époque de la dose d’occidentalisation que contenaient
ces histoires, faites pour plaire aux Blanches (car il n’y avait pas ou peu
d’hommes dans ces cours) que nous étions. Tout à la joie de bouger plus
librement que dans mes cours de danse classique (oui, en bonne fille de
bourgeois que j’étais je prenais des cours de piano et de danse classique, tant
qu’à correspondre à un cliché autant aller jusqu’au bout !) je n’avais
alors aucun recul sur ce qui se jouait là. À ma décharge, je devais avoir alors
entre 14 et 16 ans…
La seule
chose dont je me souviens avec précision, c’est d’avoir observé dans absolument
tous les cours et ateliers que je suivais des femmes blanches d’âge mur se
trémoussant, bien plus mal que moi pensais-je à l’époque, vêtues de tenues en
wax et le plus souvent un foulard accroché autour des hanches. Je me rappelle
mon dégoût de jeune fille face à ces vieilles (pensez, elles devaient avoir au
moins quarante ans voire cinquante pour la plupart…) dont je percevais déjà,
sans pouvoir mettre de mots sur ce ressenti, le problématique besoin de
s’approprier la culture de l’autre.
Je m’étais
alors fait le serment que jamais je ne ressemblerais à ces Blanches en mal
d’exotisme, et que, arrivée à l’âge adulte, je cesserais de danser « à
l’africaine » (car il m’aura fallu du temps également pour comprendre que
ce que nous apprenions dans ces ateliers n’avait rien à voir avec une véritable
« dans africaine », si tant est que ce vocable veuille dire quelque
chose tant la multiplicité des rythmes, des mouvements, des codes et des
significations sont sans fin dans ce domaine).
Bien plus
âgée aujourd’hui que ne l’étaient certainement les femmes qu’adolescente je
contemplais d’un œil torve, je m’en suis à peu près tenue à mon serment, dont
j’ai fait un genre de principe quasi politique : moi femme blanche, je ne
me trémousserai de manière ridicule face à des gens dont c’est la culture et la
tradition.
Je dois à
la vérité de dire que certaines postures politiques sont bien pratiques quand
on a réalisé comme moi à l’âge adulte que l’on possède un sens du rythme
avoisinant celui d’une tortue anémique et qu’on se trémousse à peu près aussi
bien qu’un bébé otarie tentant de faire ses premiers pas sur la banquise.
Et le
Cameroun dans tout ça me direz-vous ? On y vient…
À deux pas
de l’endroit où je loge, un cabaret dénommé allez savoir pourquoi « le
Québec » est connu du tout Yaoundé. Le hasard a voulu que depuis plus de
dix ans que je me rends régulièrement dans cette ville, je n’avais jamais
franchi le seuil du lieu.
Ce fut
chose faite hier soir.
Entrer dans
un bar-cabaret à Bruxelles, c’est un peu faire un voyage dans le temps. Non
seulement parce que la pandémie si présente dans les activités sociales en
Europe n’est tout simplement pas un sujet ici, mais aussi parce que l’atmosphère
des lieux est encore emplie de la fumée des clients qui n’ont pas l’obligation
de sortir pour sacrifier à leur addiction. Et parce que les musiques jouées par
les groupes qui se produisent en live, si elles ne sont pas des hits du cru,
fleurent souvent bon les eighties voire les seventies.
Franchie
donc la porte du Québec, je suis aussitôt téléportée dans les années 1970, assaillie
par le bruit (la musique se doit d’être forte, très forte même dans les bars
camerounais), la fumée, les regards des clients déjà attablés sans doute
étonnés qu’une Blanche soit arrivée jusque là. Et justement, le chanteur qui
officie ce soir-là est en train d’entonner avec ferveur des Portes du pénitencier d’une voix de
crooner qui n’a rien à envier à celle de Barry White.
Passé les
quelques couplets du Louis Armstrong local, qui enchaînera les titres de
variété française des années 1970-1980, une femme prend le micro. Et là, la
soirée bascule dans quelque chose dont je n’ai pas le nom, les codes, les
références. Ce que j’en vois, ce sont des femmes entraînées par la chanteuse dans
des danses dont le caractère sexuel ne fait aucun doute, et qui n’ont pas peur
de mettre leurs formes en valeur. L’Occidentale que je suis ne peut s’empêcher
de se sentir mal à l’aise face à cet étalage de mouvements sexués. Les amis qui
m’ont emmenée dans ce bar tentent de m’expliquer les tenants et les
aboutissants du spectacle qui se déroule sous mes yeux. Le Bikutsi, car c’est
de cela qu’il s’agit, est une danse qui permettait à l’origine aux femmes d’exprimer
entre elles leurs joies, peines, frustrations… C’était également un moyen pour
les aînées de faire passer des messages aux cadettes. Danse du pouvoir féminin,
les mouvements hyper sexués sont devenus, au fil des évolutions, codifiés et
arrangés pour être reproduits également en face des hommes. Car ceux-ci dansent
aussi, tout se passe en une sorte de jeu de séduction-provocation, sur un
rythme endiablé et proche de la transe. On est bien loin en tout cas des cours
de danse de mon adolescence !
Bouche bée
face au spectacle, j’en oublie de dire non lorsque les amis « bissent »
ma bière, c'est-à-dire en posent une nouvelle devant moi avant même que j’aie
terminé la précédente. Particularité dont j’avais déjà parlé précédemment, la
bière n’est servie ici qu’en bouteilles de 6 dl. Boire deux ou trois bières à
Yaoundé équivaut donc à en boire six ou sept sous les cieux gris de Bruxelles… Autre
particularité de ce moment, le public monte à tour de rôle sur scène pour s’essayer
au jeu de la séduction, qui avec la chanteuse, qui avec une partenaire montée
sur l’estrade pour l’occasion. Toute personne ayant montré ses talents (ou leur
absence car tous les protagonistes ne sont pas aussi agiles du popotin) sur
scène se devra de sacrifier à une autre coutume : le farotage. Il s’agit
de donner un billet plus ou moins gros à la chanteuse en remerciement pour son
talent. Cette obole sera déposée de préférence dans son décolleté ou
éventuellement collé par la sueur sur son front ou jeté à ses pieds. Plus la
chanteuse donne de sa personne plus les sommes récoltées seront importantes.
Après une
demi-heure de folie bikutsienne dans le bar, il est temps pour la chanteuse de
passer le micro à une nouvelle voix. Il s’agit cette fois-ci d’une femme
chantant des airs plus proches de ce que mes oreilles ont déjà entendu. Rumba
congolaise, standards de la pop camerounaise, voici venu le moment où je me
tasse sur ma chaise et tente de faire oublier que je suis là. Car, je le sais,
danser avec la Blanche sera le but de pas mal d’hommes présents dans l’assemblée,
et mon serment adolescent s’accommode mal de ces invitations à me trémousser, à
contre-temps en ce qui me concerne, sur des musiques dont je ne saisis toujours
pas la rythmique !
Sauf que. À
Yaoundé rien ne se passe jamais comme prévu. Les quelques bières bues pendant
le moment bikutsi auront suffi à me faire renier tous mes serments adolescents,
et me voici incapable de refuser la main tendue du crooner à la voix de velours.
L’alcoolémie aidant, j’en arrive presque à croire que je suis soudain devenue
bonne danseuse. Il faudra les rires bienveillants de mes amis pour me rappeler
que non, le sens du rythme ne nous tombe pas dessus par miracle à la troisième
bière. Et je réalise après quelques pas, en tentant d’éviter de lui marcher sur
les pieds autant qu’il essaie d’éviter de marcher sur les miens, que Mister
Crooner est aussi piètre danseur qu’il est bon chanteur. La prochaine personne,
en Europe, qui me dit que tous les Noirs ont la danse dans le sang, je lui fais
avaler mes chaussures.
Le
Cameroun, c’est le Cameroun !