dimanche 25 juillet 2021

Le Cameroun c'est le Cameroun -20-

Adolescente, j’ai suivi un nombre incalculable d’ateliers de danse africaine. C’était l’époque où je pensais encore avoir le sens du rythme et où mon corps me donnait l’impression de vouloir obéir aux ordres de mon cerveau.

Je m’étais prise de passion pour ces cours et ateliers, l’un notamment, animé par un danseur brazzavillois, qui enseignait le mouvement tout en nous racontant son origine : tel mouvement de bras évoquant le pêcheur ramenant ses filets, tel déhanché rappelant le geste des paysans semant le grain.

Je n’avais pas encore conscience à l’époque de la dose d’occidentalisation que contenaient ces histoires, faites pour plaire aux Blanches (car il n’y avait pas ou peu d’hommes dans ces cours) que nous étions. Tout à la joie de bouger plus librement que dans mes cours de danse classique (oui, en bonne fille de bourgeois que j’étais je prenais des cours de piano et de danse classique, tant qu’à correspondre à un cliché autant aller jusqu’au bout !) je n’avais alors aucun recul sur ce qui se jouait là. À ma décharge, je devais avoir alors entre 14 et 16 ans…

La seule chose dont je me souviens avec précision, c’est d’avoir observé dans absolument tous les cours et ateliers que je suivais des femmes blanches d’âge mur se trémoussant, bien plus mal que moi pensais-je à l’époque, vêtues de tenues en wax et le plus souvent un foulard accroché autour des hanches. Je me rappelle mon dégoût de jeune fille face à ces vieilles (pensez, elles devaient avoir au moins quarante ans voire cinquante pour la plupart…) dont je percevais déjà, sans pouvoir mettre de mots sur ce ressenti, le problématique besoin de s’approprier la culture de l’autre.

Je m’étais alors fait le serment que jamais je ne ressemblerais à ces Blanches en mal d’exotisme, et que, arrivée à l’âge adulte, je cesserais de danser « à l’africaine » (car il m’aura fallu du temps également pour comprendre que ce que nous apprenions dans ces ateliers n’avait rien à voir avec une véritable « dans africaine », si tant est que ce vocable veuille dire quelque chose tant la multiplicité des rythmes, des mouvements, des codes et des significations sont sans fin dans ce domaine).

Bien plus âgée aujourd’hui que ne l’étaient certainement les femmes qu’adolescente je contemplais d’un œil torve, je m’en suis à peu près tenue à mon serment, dont j’ai fait un genre de principe quasi politique : moi femme blanche, je ne me trémousserai de manière ridicule face à des gens dont c’est la culture et la tradition.

Je dois à la vérité de dire que certaines postures politiques sont bien pratiques quand on a réalisé comme moi à l’âge adulte que l’on possède un sens du rythme avoisinant celui d’une tortue anémique et qu’on se trémousse à peu près aussi bien qu’un bébé otarie tentant de faire ses premiers pas sur la banquise.

Et le Cameroun dans tout ça me direz-vous ? On y vient…

À deux pas de l’endroit où je loge, un cabaret dénommé allez savoir pourquoi « le Québec » est connu du tout Yaoundé. Le hasard a voulu que depuis plus de dix ans que je me rends régulièrement dans cette ville, je n’avais jamais franchi le seuil du lieu.

Ce fut chose faite hier soir.

Entrer dans un bar-cabaret à Bruxelles, c’est un peu faire un voyage dans le temps. Non seulement parce que la pandémie si présente dans les activités sociales en Europe n’est tout simplement pas un sujet ici, mais aussi parce que l’atmosphère des lieux est encore emplie de la fumée des clients qui n’ont pas l’obligation de sortir pour sacrifier à leur addiction. Et parce que les musiques jouées par les groupes qui se produisent en live, si elles ne sont pas des hits du cru, fleurent souvent bon les eighties voire les seventies.

Franchie donc la porte du Québec, je suis aussitôt téléportée dans les années 1970, assaillie par le bruit (la musique se doit d’être forte, très forte même dans les bars camerounais), la fumée, les regards des clients déjà attablés sans doute étonnés qu’une Blanche soit arrivée jusque là. Et justement, le chanteur qui officie ce soir-là est en train d’entonner avec ferveur des Portes du pénitencier d’une voix de crooner qui n’a rien à envier à celle de Barry White.

Passé les quelques couplets du Louis Armstrong local, qui enchaînera les titres de variété française des années 1970-1980, une femme prend le micro. Et là, la soirée bascule dans quelque chose dont je n’ai pas le nom, les codes, les références. Ce que j’en vois, ce sont des femmes entraînées par la chanteuse dans des danses dont le caractère sexuel ne fait aucun doute, et qui n’ont pas peur de mettre leurs formes en valeur. L’Occidentale que je suis ne peut s’empêcher de se sentir mal à l’aise face à cet étalage de mouvements sexués. Les amis qui m’ont emmenée dans ce bar tentent de m’expliquer les tenants et les aboutissants du spectacle qui se déroule sous mes yeux. Le Bikutsi, car c’est de cela qu’il s’agit, est une danse qui permettait à l’origine aux femmes d’exprimer entre elles leurs joies, peines, frustrations… C’était également un moyen pour les aînées de faire passer des messages aux cadettes. Danse du pouvoir féminin, les mouvements hyper sexués sont devenus, au fil des évolutions, codifiés et arrangés pour être reproduits également en face des hommes. Car ceux-ci dansent aussi, tout se passe en une sorte de jeu de séduction-provocation, sur un rythme endiablé et proche de la transe. On est bien loin en tout cas des cours de danse de mon adolescence !

Bouche bée face au spectacle, j’en oublie de dire non lorsque les amis « bissent » ma bière, c'est-à-dire en posent une nouvelle devant moi avant même que j’aie terminé la précédente. Particularité dont j’avais déjà parlé précédemment, la bière n’est servie ici qu’en bouteilles de 6 dl. Boire deux ou trois bières à Yaoundé équivaut donc à en boire six ou sept sous les cieux gris de Bruxelles… Autre particularité de ce moment, le public monte à tour de rôle sur scène pour s’essayer au jeu de la séduction, qui avec la chanteuse, qui avec une partenaire montée sur l’estrade pour l’occasion. Toute personne ayant montré ses talents (ou leur absence car tous les protagonistes ne sont pas aussi agiles du popotin) sur scène se devra de sacrifier à une autre coutume : le farotage. Il s’agit de donner un billet plus ou moins gros à la chanteuse en remerciement pour son talent. Cette obole sera déposée de préférence dans son décolleté ou éventuellement collé par la sueur sur son front ou jeté à ses pieds. Plus la chanteuse donne de sa personne plus les sommes récoltées seront importantes.

Après une demi-heure de folie bikutsienne dans le bar, il est temps pour la chanteuse de passer le micro à une nouvelle voix. Il s’agit cette fois-ci d’une femme chantant des airs plus proches de ce que mes oreilles ont déjà entendu. Rumba congolaise, standards de la pop camerounaise, voici venu le moment où je me tasse sur ma chaise et tente de faire oublier que je suis là. Car, je le sais, danser avec la Blanche sera le but de pas mal d’hommes présents dans l’assemblée, et mon serment adolescent s’accommode mal de ces invitations à me trémousser, à contre-temps en ce qui me concerne, sur des musiques dont je ne saisis toujours pas la rythmique !

Sauf que. À Yaoundé rien ne se passe jamais comme prévu. Les quelques bières bues pendant le moment bikutsi auront suffi à me faire renier tous mes serments adolescents, et me voici incapable de refuser la main tendue du crooner à la voix de velours. L’alcoolémie aidant, j’en arrive presque à croire que je suis soudain devenue bonne danseuse. Il faudra les rires bienveillants de mes amis pour me rappeler que non, le sens du rythme ne nous tombe pas dessus par miracle à la troisième bière. Et je réalise après quelques pas, en tentant d’éviter de lui marcher sur les pieds autant qu’il essaie d’éviter de marcher sur les miens, que Mister Crooner est aussi piètre danseur qu’il est bon chanteur. La prochaine personne, en Europe, qui me dit que tous les Noirs ont la danse dans le sang, je lui fais avaler mes chaussures.

Le Cameroun, c’est le Cameroun !

 


samedi 17 juillet 2021

Le Cameroun c'est le Cameroun -19-

 

Lors de la plupart de mes précédents séjours à Yaoundé, j’avais emprunté un vol Air France au départ de Paris, la compagnie proposant une formule tarifaire alléchante incluant le TGV pour se rendre à la capitale des Gaulles.

Pour ce voyage-ci, COVID oblige, j’avais choisi en achetant mon billet de partir directement de Bruxelles, ne sachant pas au moment où je l’avais réservé dans quelle mesure le passage des frontières se ferait aisément ou non, et préférant un vol direct plutôt qu’un détour par Paris.

Me voici donc embarquée dans un vol Brussels Airlines qui doit me mener à Yaoundé avec une escale à Douala. Je l’avais expérimenté une fois par le passé, et cette escale, qui n’est prévue que pour permettre aux passagers de descendre, est brève et peu dérangeante, même si mon impatience à manger mon premier poisson braisé s’accommode mal de cette heure de trajet supplémentaire.

Tel le cheval sentant l’écurie, je piaffe donc d’impatience sur mon siège au moment où l’avion se pose pour sa brève escale.

Les passagers descendent, dans un brouhaha et une désorganisation toute belgo-camerounaise, et le chef de cabine s’égosille dans le micro pour intimer aux personnes à destination de Yaoundé de rester assis à leur place. Autant vouloir mettre en rangs par deux des élèves de primaire à cinq minutes de la sonnerie des classes annonçant les vacances. Rien n’y fait, ni la supplication ni la menace, la cabine est vite envahie d’un joyeux bordel de personnes qui s’interpellent, rient, s’énervent, vont aux toilettes, demandent à boire une bière pendant l’attente, et couvrent de toute façon de leur cacophonie les tentatives d’organisation du steward.

Tous les passagers à destination de Douala enfin descendus, les contrôles de routine tentent de s’effectuer : chaque passager est prié d’identifier son ou ses bagages à main, afin d’être sûr qu’un terroriste n’est pas descendu en laissant une bombe dans l’avion, et le personnel de cabine compte le nombre de personnes restées à bord.

Un voyage au Cameroun ne serait pas un voyage au Cameroun sans son lot d’embrouilles et de problèmes. J’avais cette fois-ci obtenu mon visa du premier coup, sans erreur, sans besoin de repayer deux fois pour avoir le bon laissez-passer, il fallait bien que l’embrouille provienne d’ailleurs !

Au moment du recomptage, il manque deux personnes. Les hôtesses et les stewards comptent, recomptent, n’arrivent jamais au même chiffre, ne sont pas d’accord entre eux, supplient les passagers de rester assis, rien n’y fait, le compte n’y est pas. C’est alors que le chef de cabine demande à vérifier le nom de chaque personne présente dans l’avion.

Comme nous sommes à bord d’une compagnie belge, et que le surréalisme n’est jamais bien loin, chacune des personnes travaillant à bord de l’avion s’empare d’une partie de la liste alphabétique et se met à parcourir l'engin dans tous les sens pour retrouver tel ou telle. À la remarque de plusieurs passagers suggérant qu’il serait plus simple de vérifier cela par rangées, dans l’ordre, il est répondu que nous n’y connaissons rien et que nous sommes priés de laisser travailler ceux qui savent. Nous continuons donc à observer le personnel courant d’un côté à l’autre de l’avion, s’embrouillant, ne sachant plus qui a été contrôlé ou non, tentant de s’y retrouver dans le chaos ambiant.

Le temps passe, le retard s’accumule, et je vois la perspective de mon poisson braisé s’éloigner car il devient de plus en plus certain que nous n’arriverons pas assez tôt à Yaoundé pour que je puisse sacrifier à ce rituel.

Excédé, le chef de cabine lance à un passager devant moi que si nous nous tenions sagement à nos places tout cela irait plus vite et que c’est finalement de notre faute si nous ne pouvons pas encore laisser embarquer les passagers à destination de Bruxelles. C’est ainsi que nous comprenons que ce vol, qui ne devait faire escale que pour laisser descendre des passagers, va en fait embarquer de nouvelles personnes pour continuer son trajet et retourner à Bruxelles, ce qui n’était pas du tout prévu.

Qui dit embarquement, dit nettoyage de la cabine, nouveaux bagages en soute, temps d’escale multiplié d’autant. Surtout que les deux passagers manquants n’ont toujours pas été retrouvés. On en arrive au point où le personnel évoque la possibilité de nous faire tous descendre sur le tarmac, de décharger les bagages, pour trouver ceux appartenant aux personnes manquantes et les supprimer de la soute (la peur de la bombe, toujours, tant il est évident que parmi ces expatriés rentrant au pays pour l’été avec enfants et force bagages se cache forcément un dangereux terroriste…)

C’est à ce moment-là que l’émeute a commencé. Un passager devant moi s’est mis à électrifier l’ambiance au son de « ce n’est pas en Europe que vous vous permettriez de traiter les passagers ainsi, nous ne sommes pas du bétail, vous n'avez qu'à effectuer votre travail correctement, pourquoi n'avez-vous pas vérifié les identités des personnes qui sortaient de l'avion, nous exigeons de recevoir un dédommagement pour le retard subi de votre fait, de quel droit changez-vous le plan de vol de l’avion sans avertir les passagers », etc. etc.

L’ambiance monte, le personnel est au bord de la crise de nerfs, tout le monde hurle, et on ne retrouve toujours pas les passagers manquant à l’appel.

La révolutionnaire qui sommeille en moi se réjouit de cette atmosphère d’insurrection et je ne suis pas en reste pour donner de la voix. Lorsque le chef de cabine passe à ma hauteur, je hurle avec les loups et exige de pouvoir remplir un formulaire de plainte et de demander un remboursement au moins partiel du prix exorbitant de mon vol. Le steward me regarde et me lâche « Ah non, vous n’allez pas vous y mettre aussi ! »

« Aussi » ?

Pourquoi « aussi » ?

Quel relent raciste se cache dans ce « aussi » ?

Parce que seuls les Noirs, ces sauvages mal dégrossis peuvent crier et manifester ? Parce que moi la Blanche je devrais « être de leur côté » ? Parce que l’exaspération ambiante aurait à voir avec la couleur de peau ? Ou serait-ce mon âge respectable qui devrait m’interdire de manifester ? (On me l’a déjà faite celle-là à Bruxelles, arrêtée lors d’une manifestation le flic qui contrôlait ma carte d’identité m’a jeté d’un ton méprisant « à votre âge, qu’est-ce que vous faites là ? Vous devriez rester à la maison »)

Ce petit mot de cinq lettres, ce « aussi » ponctuant la phrase du chef de cabine portait en lui tout le poids du racisme systémique qu’ont à subir les personnes racisées en Europe.

Cerise sur le gâteau, une fois l’embarquement des nouveaux passagers terminé, l’avion redécollé avec plus d’une heure trente de retard, dans une ultime tentative de calmer la grogne ambiante, ce même chef de cabine viendra nous expliquer que « personne ne manquait à l’appel finalement, c’est le personnel local au sol qui avait mal compté et transmis de faux chiffres. » Et, conclut-il en venant s’agenouiller dans l’allée centrale de l’avion pour se mettre à hauteur du premier fauteur de trouble « vous savez, ce n’est pas bien d’agir ainsi, j’ai des collègues qui craquent face à tant d’agressivité et qui abandonnent même le métier ».

Rejet de la faute sur l’autre, culpabilisation de la victime, certitude Européenne d’être dans son bon droit, infantilisation de la personne de couleur, le temps d’une erreur de comptage de passagers, toute la gamme des stéréotypes du racisme ordinaire a traversé notre avion.

Et je n’ai pas pu manger mon poisson braisé.

 

jeudi 26 juillet 2018

Le Cameroun c'est le Cameroun -18-


J’ai abandonné le combat. Moi qui ai pourtant l’esprit de compétition chevillé au corps, mauvaise perdante comme on en fait peu, j’avoue ma défaite, l’adversaire peut savourer sa victoire, je dépose les armes.

Tout a commencé il y a trois jours. Ou trois nuits devrais-je écrire. Au moment d’aller me coucher, la tête un peu embrumée par une journée à plancher sur ce texte que je suis censé écrire et qui ne veut pas s’écrire, j’entends un bruit suspect. Habituée aux lézards qui gambadent au plafond jour et surtout nuit, je lève la tête mais ne distingue aucun gecko baladeur. Je me glisse sous la moustiquaire et éteins. Dans l’obscurité le doute n’est plus permis, quelque chose ou quelqu’un fouille dans mes affaires. Je rallume. Personne. Evidemment personne.

La chambre n’est pas assez grande ni assez meublée pour qu’un quelconque rôdeur puisse s’y cacher, et tout est sécurisé ici cesse donc ta parano de stupide Blanche angoissée m’admonesté-je en éteignant à nouveau la lumière. Sitôt la chambre plongée dans le noir, le bruit recommence. Plusieurs fois ainsi, j’éteins et je rallume sans rien apercevoir. Je peaufine ma technique. Eteins en laissant la main sur l’interrupteur, attends plus longtemps avant de rallumer… A force d’obstination, j’ai gagné la première bataille. Cette nuit-là, après de longues minutes à jouer à « j’allume-j’éteins », je me suis trouvée face à l’ennemie. Prise en flagrant délit de vagabondage au sommet de la télé-qui-ne-fonctionne-pas placée face à mon lit. Immobile dans la lumière qui venait de se rallumer, la moustache à peine frémissante, j’ai eu l’impression que cette souricette entamait une partie de « un-deux-trois-soleil » tant elle semblait changée en statue de sel !

Je pensais avoir triomphé de l’impertinente, et que la peur éprouvée à se voir ainsi prise en flagrant délit dans la lumière du néon suffirait à la faire fuir. Je ne me doutais pas que ce n’était que le début du combat.

A partir de ce moment-là mes nuits se sont changées en enfer. On imagine mal le bruit que peut faire une seule petite souris bien décidée à trouver quelque chose à se mettre sous la dent. Déterminée à convaincre le rongeur d’aller aiguiser ses incisives sous d’autres cieux je suis partie en chasse de tout ce qui pourrait l’intéresser. Ai rangé tous mes papiers. Pour constater qu’elle s’en était prise à mon paquet de cigarettes. Puis au reste du paquet de chewing-gums acheté avant le départ pour combattre les bourdonnements d’oreilles au décollage. Ce qui dénote au passage d’un souci de l’hygiène dentaire et de l’haleine fraîche même chez les souris, si j’en crois l’ordre dans lequel elle s’en est prise à mes affaires, les cigarettes d’abord, le chewing-gum ensuite.

Puis ce fut le tour de la plaquette de Paracétamol, l’excès de fumée qui lui avait donné mal à la tête peut-être… Ainsi, depuis trois nuits, je somnole à coup de « j’allume-j’éteins » pour planquer au fur et à mesure ce qui devient cible de l’avidité des incisives de ma squatteuse.

Il faut dire que depuis la seconde nuit, j’hésite. Dénoncer la fauteuse de trouble équivaut à la condamner à une mort certaine à coup de mort-aux-rats ou de tout autre produit anti-nuisibles. Et mon petit cœur sensible d’occidentale biberonnée à la propagande Végan hésite à condamner ainsi cette souris finalement charmante si l’on excepte sa propension à vivre quand je voudrais dormir.

Hier soir, rentrée plus tard que d’habitude, un peu plus « abièrée » que d’habitude (on ne boit pas de vin ici, pas question donc de finir avinée !), la tête pleine d’une longue conversation sur l’art, la création, l’écriture, le théâtre, les relations humaines, le mensonge et le prix de la bière, j’ai donc déposé les armes. Dans un long discours dont je ne saurai jamais si Dame souris l’a entendu au fond de son trou, je lui ai expliqué qu’elle pouvait cette nuit faire ce qu’elle voulait. Manger ce qu’elle voulait, que j’étais fatiguée et que je n’allumerais pas pour soustraire quoi que ce soit à sa gourmandise. Qu’il fallait qu’elle en profite parce que c’était sans doute sa dernière nuit. Que demain matin je la dénoncerais et la livrerais à son bourreau.

Et je me suis endormie. J’ai ronflé (ai-je ronflé ? la dernière personne à avoir durablement partagé ma couche m’assurait que je ronflais lorsque j’avais picolé, ce que j’ai toujours tenu pour un mensonge éhonté) et me suis réveillée ce matin sans qu’aucun bruit suspect n’ait troublé mon sommeil, ni qu’aucune trace du passage de la souris ne dénonce une quelconque visite nocturne. Pas le moindre petit tas de papier grignoté, pas la moindre crotte luisante ne dénonçant son passage.

Du coup ce matin, j’ai craqué. N’ai rien dit, ne l’ai pas dénoncée. La souris a gagné. Elle pourra continuer à venir me rendre visite la nuit, je préfère garantir mon sommeil en allant boire quelques bières bien glacée avec les amis plutôt que de la dénoncer.
Le Cameroun c’est le Cameroun…

mardi 17 juillet 2018

Le Cameroun c'est le Cameroun -17-


La finale de la coupe du monde de football qui s’est jouée dimanche a divisé les amis avec qui je l’ai regardée en deux clans : ceux qui étaient pour les Africains de France et ceux qui étaient contre la France.

Comme toujours lorsque je suis ici, j’essaie d’écouter et de comprendre sans juger, ou du moins le moins possible. Faire taire mes réflexes d’Occidentale pour entrer dans la réalité du lieu où je me trouve n’est pas toujours simple mais c’est la moindre des respects, me semble-t-il !

J’ai donc écouté ce qui se dit ici. Ceux qui refusent de voir en Kylian Mbappe ou Samuel Umtiti autre chose que des enfants du pays, même s’ils sont nés en France ou y sont arrivés dans leur prime enfance et se revendiquent français. Ceux qui disent que c’est l’Afrique qui a fait gagner la France, sans crainte des récupérations nationalistes que pourraient susciter leurs propos. Ceux qui disent que n’importe quelle victoire sera mieux que celle de la France et qu’ils souhaitent le pire à ce pays qui continue à les oppresser pour ne pas dire les coloniser. Entre deux coups francs et trois petits ponts les commentaires fusent, les anecdotes alimentant un rejet viscéral de la puissance coloniale s’accumulent.

Tel raconte le refus d’un visa par l’ambassade de France de Yaoundé, alors qu’il avait une invitation en bonne et due forme de l’université de la Sorbonne à Paris pour y animer un séminaire. « Nous n’avons pas assez de certitude que vous allez effectivement rentrer à l’issue de votre intervention » s’est-il vu opposer comme motif de rejet. Le côté aléatoire de l’attribution des visas est d’ailleurs l’un des points de crispation les plus chauds parmi ceux qui seront abordés ce soir au fil des corners et des off side. Tel autre raconte la difficile période qui suivit la chute du mur de Berlin, lorsque la valeur du franc CFA se trouva divisée par quatre, sous l’injonction de la France. Ce franc CFA d’ailleurs, monnaie qui porte son origine dans son nom – franc des Colonies Françaises d’Afrique, pudiquement renommé Franc de la Communauté Financière Africaine – est encore aujourd’hui fabriqué et géré en France et son cours indexé sur celui de l’Euro, comme un symbole toujours vivace d’une oppression coloniale qui se perpétue, ce qui alimente beaucoup les débats. Quel pays peut prétendre à une indépendance véritable s’il ne gère pas souverainement sa monnaie ? Telle enfin raconte son expérience de tournée en France, les humiliations vécues lorsque systématiquement après les représentations les hommes se permettaient des remarques sur son « cul de Black ». Cette question d’ailleurs de l’essentialisation des hommes et femmes noires à leur physique, le cliché sans cesse rabâché de l’Africain qui a le sens du rythme, et la danse dans le sang. Ces théâtres européens qui veulent bien accueillir un spectacle « africain » sur leur scène s’il correspond à l’idée préconçue qu’on en a, parlant en phrases syncopées de guerre, d’enfants soldats, d’excision et de lutte contre le SIDA. Le tout au rythme de tam-tams entrecoupés de quelques mélopées traditionnelles. Tous en chœur, alors que la France marque son troisième but et que la victoire se dessine, hurlent leur désespoir de savoir qu’une fois encore ils seront réduits à ce cliché de l’homme noir qui a l’intelligence du corps mais à qui on refuse celle de l’esprit.

Depuis dix jours que je suis de retour à Yaoundé pour participer à une résidence d’écriture, ce que j’entends est pourtant, comme toujours ici, d’un tout autre acabit. La réflexion qui se mène sur le sens des mots, la remise en cause de chaque concept, le déshabillage de chaque notion oblige à reconsidérer tous les paradigmes de pensée qu’on croyait acquis. J’écoute parler des femmes et des hommes qui remontent le fil de leur propre histoire avec une érudition que bien des universitaires européens pourraient leur envier. Le théâtre qui se fabrique ici n’a rien à voir avec la souvent pâle resucée qu’on nous en propose sur nos scènes européennes, et les artistes qui le fabriquent ne sont en rien moins percutants que ceux qui sont adoubés par la bien-pensance occidentale. Mais eux n’ont que rarement ou jamais accès aux tournées internationales.

Alors oui, l’exaspération transpire par tous les pores des peaux de ces Camerounais qui osent remettre en question le modèle libéral occidental, qui aspirent à une indépendance véritable, et non à cette indépendance factice qu’on leur vend aujourd’hui comme une fatalité. J’entends tout cela, je vois les quelques français qui se hasardent jusqu’ici couper court aux discussions d’un péremptoire « non mais vous exagérez quand même ! » Je ne suis ni meilleure ni pire qu’eux, je bute souvent sur des affirmations que je trouve trop péremptoires, puis je me rappelle ce principe fondamental : « tais-toi et écoute » sans lequel la rencontre de l’autre est impossible.

La France a marqué son quatrième but, la victoire est acquise, je pense à mon fils à Paris qui s’en va certainement fêter cela jusqu’au bout de la nuit. Ici à OTHNI, quartier Titi Garage de Yaoundé, il est un point sur lequel tout le monde est d’accord : victoire de la France ou défaite de la Croatie, tout cela mérite bien une bière glacée. Remettez-nous donc une tournée !

Le Cameroun c’est le Cameroun…

jeudi 12 juillet 2018

Le Cameroun c'est le Cameroun -16-


S’il est un endroit où l’adage « les premiers arrivés seront les premiers servis » est mis à mal, c’est bien devant  le tourniquet à bagages !

Des années de voyage m’ont permis de mettre au point une technique bien rodée, faite de sortie précipitée de l’avion, de préparation de mes documents de bagages, passeport ouvert à la bonne page, éventuel formulaire d’entrée dans le pays dûment rempli, pour me retrouver parmi les premières face au fameux tourniquet.  Je suis également devenue experte dans le maniement du chariot à bagages et dans le pronostiquage du sens de rotation du tourniquet, et donc de l’endroit où se poster pour récupérer valise et autres sacs le plus rapidement possible.

Cette stratégie demande rapidité d’analyse et sens de la manœuvre, d’autres voyageurs semblablement entraînés se précipitant généralement au même moment au même endroit, ce qui risque de transformer le chariot à bagages précédemment réquisitionné en auto-tamponneuse.
Me voici donc hier soir, à mon arrivée à Yaoundé, idéalement positionnée dans les premiers mètres du tapis roulant, chariot garé parallèlement au serpentin, prête à recueillir les deux valises enregistrées à Bruxelles avec les péripéties que l’on sait, impatiente de franchir le portillon qui me sépare des retrouvailles avec les amis d’ici.

Lorsque le tapis roulant dégorge ses premiers chargements, je me mets à assister à un spectacle immuable dans tous les aéroports que j’ai fréquentés : chacun essaie de reconnaître son bien parmi les bagages qui se ressemblent, tendant la main vers l’étiquette nominative ou tout autre signe distinctif (voyager dans les pays tropicaux implique presque toujours de passer par l’étape « plastification » de votre valise, qui du coup ressemble comme deux gouttes d’eau à la valise de votre voisin de cabine, emmaillotées qu’elles sont toutes d’un même feuillet de plastique qui les a transformées en saucisses géantes.)

La loi du tourniquet à bagages est telle : les premières valises à entamer leur ronde ne sont JAMAIS celles des premiers spectateurs postés devant le fleuve de bagages plastifiés. Premiers arrivés derniers servis semble être ici la règle, comme si un malicieux génie voulait nous punir d’être si impatients. Et nous voilà, nous les as du débarquement express, contemplant le tournoiement des valises qui passent et repassent devant nos yeux sans qu’un voyageur s’en saisisse.

Il y a quelque chose d’éminemment théâtral dans ce moment d’attente. La petite crainte qui enserre la poitrine, « et si ma valise n’apparaissait pas, si elle s’était perdue, et si elles était abimée, ouverte ? » Le suspense qui préside à cette attente vaut bien celui des soirs de première.
Tandis que je patientais hier, méditant sur le sentiment que doivent éprouver les vaches qui regardent passer les trains, mon téléphone portable se met à vibrer. Habituée des sauts par-dessus les frontières, j’ai pensé au traditionnel message de bienvenue dans le pays de l’opérateur local. Par acquit de conscience autant que par réflexe d’hyperconnectée conditionné, je jette néanmoins un coup d’œil sur l’écran de mon téléphone. « Air France vous informe que votre bagage n° XXX ne sera pas livré à votre arrivée, il est en cours d’acheminement. Merci de vous présenter au service bagages d’Air France ».

Voilà. On y est. Cette fois c’est pour ma pomme. Immédiatement je m’interroge. J’ai deux valises. L’une qui contient mes affaires personnelles, vêtements, trousse de toilette, médicaments anti-palu, crème solaire, et l’autre qui est remplie exclusivement des colis que l’on m’a confiés pour les transmettre à l’un ou l’autre destinataire. Je n’ai reçu qu’un message, avec un seul numéro de colis. Que faire ? Me rendre immédiatement au bureau d’Air France (La bonne blague, comme s’il y avait un bureau d’Air France l’aéroport de Yaoundé !) ou attendre de récupérer le second bagage, profitant de ma situation idéale au démarrage du tapis roulant  et m’y rendre ensuite ? J’hésite, je tergiverse et finis par abandonner ma place conquise de haute lutte sous le regard étonné des autres passagers qui me voient reculer avec un chariot à bagages vide.

J’aborde un employé de l’aéroport, lui montre le SMS, lui explique que j’ai deux bagages, que je ne sais du coup pas s’ils se sont perdus les deux ou non. Il m’enjoint d’attendre, m’affirmant que si je n’ai reçu qu’un SMS c’est que l’autre bagage va arriver. Je retourne donc auprès du tapis sur lequel les valises continuent leur ballet immuable. L’attente cette fois-ci se teinte d’inquiétude et d’agacement. Ce voyage décidément est plein d’anicroches. Et quelle valise s’est perdue alors ? Celle qui contient mes affaires personnelles ou l’autre ? Celle qui contient les cadeaux à redistribuer ? L’un des colis que l’on m’a confiés contenait-il quelque chose d’interdit ? Vais-je me faire arrêter et envoyer en prison ? Midnight Express  version 2018, c’est pour ma pomme ? Les minutes s’écoulent, le tapis roulant se vide petit à petit, je suis de plus en plus persuadée qu’aucune de mes valises ne me sera livrée lorsque contre toute attente elle apparaît. La valise aux cadeaux. Celle qui contient les objets destinés aux autres. Pas celle qui contient ma brosse à dents, mon gel douche, mes culottes propres et mon spray anti-moustiques.

Je m’empare du précieux bien et retourne trouver l’employé de l’aéroport qui m’escorte jusqu’à un petit bureau où deux employés fatigués me font remplir un formulaire. Je demande s’ils savent où est ma valise, ce qu’il s’est passé, et surtout quand elle me sera livrée. « Vous restez combien de jours à Yaoundé », me demande l’un. « Trente-huit, pourquoi ? » « Oh, alors vous avez un espoir qu’elle arrive avant que vous repartiez. » Me voilà rassurée… Et condamnée à vivre en attendant dans les mêmes vêtements, les mêmes sous-vêtements, et à me laver à l’eau claire.

Le Cameroun c’est le Cameroun…




Le Cameroun c'est le Cameroun -15-

« Une arrivée à Yaoundé ne peut jamais se passer sans un peu de théâtralité, un peu de suspense », écrivais-je il y a un peu plus d’un an. Un départ pour Yaoundé ne peut jamais se passer sans un peu de théâtralité, un peu de suspense non plus, pourrais-je écrire aujourd’hui.

Tout a commencé la semaine dernière : mon billet d’avion enfin en poche, je me rends à l’ambassade du Cameroun à Bruxelles pour déposer ma demande de visa. Sous tous les cieux, sous toutes les latitudes, sous tous les régimes, les ambassades sont les lieux de la représentation du pouvoir, les lieux de l’humiliation et de la peur. Je connais la tâtillonnerie des fournisseurs de visas, j’avais balisé le dossier, pensais-je. Et pourtant. Dossier refusé, il manque un tampon officiel sur l’un des papiers. Je m’étonne. J’ai le malheur de m’étonner. (Il ne faut jamais s’étonner dans les ambassades, sous tous les cieux, sous toutes les latitudes, sous tous les régimes.) « Plusieurs fois déjà je me suis rendue au Cameroun, on ne m’a jamais demandé un tel tampon. » « Les règles changent, Madame, quand on se rend dans une administration on se plie aux lois en vigueur, sinon on reste chez soi. » Certes.

Deuxième essai le lendemain, dossier cette fois-ci accepté, je dois me présenter le lendemain pour récupérer mon passeport muni de son précieux laisser-passer. Mais ce ne pouvait pas être si simple. Troisième jour, troisième passage à l’ambassade, je récupère mon passeport, muni de son fameux visa… expirant une semaine avant mon retour ! Je refais la file (il faut beaucoup faire la file dans les ambassades, sous tous les cieux, sous tous les climats, sous tous les régimes). Lorsque mon tour arrive, on me dirige vers l’un des secrétaires de l’ambassade. Je le connais lui. J’ai déjà eu affaire à lui l’an dernier. L’archétype du mâles décidé à se venger sur tout ce qu’il considère comme inférieur (comprenez : les femmes) des humiliations qu’il subit vraisemblablement de ses supérieurs. Le fameux principe de l’échelle du pouvoir. Je tape en-dessous à défaut de pouvoir me protéger des coups qui arrivent d’en-dessus. Face à lui je baisse le regard. J’essaie de lui expliquer mon histoire. Rien n’y fait, il a besoin de sa séance d’humiliation quotidienne et c’est tombé sur moi. Et pourtant, je ne suis pas à plaindre. Ma peau blanche est le meilleur des visas, comme me le rappelait un ami camerounais à qui je racontais cette histoire. Quels que soient les méandres et les retards, je finirai par obtenir mon visa. Peut-être devrai-je payer deux fois, comme ce fut le cas l’an dernier, peut-être devrai-je accepter de me faire humilier par un secrétaire consulaire en mal de reconnaissance, mais rien n’entravera durablement mon départ, l’inverse n’est pas toujours vrai, et je connais nombre d’amis qui ont dû renoncer à des projets de création, à des voyages, à des projets de vie, parce qu’un visa leur a été durablement refusé. On n’est pas égaux face aux administrations, sous tous les cieux, sous toutes les latitudes, sous tous les régimes…

Après une vingtaine de minutes d’humiliation en règle, me voici donc avec un visa en poche, corrigé manuscritement, espérant que ce bidouillage de date effectué par Monsieur le secrétaire consulaire himself ne sera pas remis en cause à mon arrivée (J’imagine déjà, dans un élan dramatique, la scène à la douane : « madame, ce visa est un faux, nous vous expulsons par le premier vol retour »… Puis je repense à cet ami camerounais et je me rappelle qu’on n’expulse pas les Blancs. Privilège encore et toujours d’être née du côté des « expat » et des « coopérants » et non de celui des « réfugiés » ou des « migrants ». Ne jamais l’oublier.)


Restait à préparer mes valises et à effectuer mon check-in. J’ai opté pour un billet Air France, départ de Paris, TGV Bruxelles-Paris inclus dans le prix. Lors de l’achat de ce billet, l’employée d’Air France m’avait précisé que je pouvais apporter mes bagages à la gare le jour précédent pour les enregistrer, me présentant ainsi uniquement avec mon bagage à main au départ du train le dimanche matin à 10h35. J’avais noté dans un coin de ma mémoire que je devais me présenter au guichet le samedi avant 16h, et j’étais repartie vaquer à mes occupations.

Dernier jour hier, donc, me voici rassemblant les affaires que je dois prendre avec moi, quelques vêtements et un lot impressionnant de colis destinés à la sœur de la nièce du parrain de… ou au cousin de la grand-mère de… Partir loin, c’est aussi servir de convoyeur.

Le premier tri effectué, je me mets en route pour effectuer les dernières courses, acheter les trois bêtises qui manquent à ma liste. De retour chez moi aux environs de 14h, je vérifie par acquit de conscience sur mon billet toutes les informations importantes. Et je lis : « luggages check-in : 8 :00 AM to 3 :00 PM. Ma mémoire m’avait joué un sale tour.

Un coup d’œil à ma montre me le confirme, il est exactement 14h07. Sachant que sans bagages et marchant d’un (très) bon pas il me faut au bas mot douze minutes pour me rendre à la gare, sachant que le comptoir d’enregistrement Air France est tout au fond de ladite gare qu’il faut donc traverser intégralement, sachant enfin que je dois encore faire protéger mes bagages d’un film plastique indispensable quand on voyage loin, je dois donc partir de chez moi à 14h20-14h25 dernier délai. Jamais valises n’ont été remplies aussi vite, et je vous tiendrai au courant au fil des jours des choses étranges et superflues que j’ai jeté dedans et des choses indispensables que j’ai oubliées.

Me voilà donc partie, bête de somme ployant sous le fardeau des colis à apporter à la sœur de la nièce du parrain de… et au cousin de la grand-mère de… Je cours, ou plutôt je tente de courir, je sue je souffle, je maudis la Belgique qui a gagné son quart de finale le soir précédent et qui m’a obligée à fêter ça avec force bières jusqu’à pas d’heure, et j’arrive enfin au comptoir Air France à 14h54.

Là, un employé souriant (Si, si, ça existe) m’aborde : « Madame, à cause de grèves à la SNCF, nous ne sommes pas en mesure de prendre vos bagages aujourd’hui. D’ailleurs, je vois que votre train est à 10h33 demain, nous ne sommes pas certains qu’il va circuler, il vous faudrait donc prendre celui de 8h25 pour être sure d’arriver à temps à l’aéroport. Et n’oubliez pas que le jour même vos bagages doivent être enregistrés une heure avant le départ au plus tard. Il vous faudra donc vous présenter à notre guichet à 7h25 dernier délai. »

Il pouvait bien sourire le bougre. M’annoncer que je dois être à la gare à 7h25 au lieu de 10h15, alors que je suis invitée le soir-même à la pendaison de crémaillère d’un ami camerounais, justement ! Il ne se rend pas compte de ce qu’il m’annonce-là, du nombre d’heures de sommeil dont il vient de me priver. Et non content de son forfait, il m’achève d’un « non, nous ne prenons pas de consigne, vous devez repartir avec vos bagages et revenir avec demain matin ».

Je jetterai un voile pudique sur la soirée de pendaison de crémaillère, sur le nombre de bières éclusées, et sur le petit bout de nuit que j’ai tenté de passer. Je reprends le cours de cette histoire ce matin, à 7h, au guichet d’Air France. « Ah non Madame, nous ne pouvons pas vous faire partir dans un train plus tôt contrairement à ce qui vous a été dit hier parce qu’il est complet. C’est à cause des TGV annulés d’hier, les reports, vous comprenez, mais n’ayez aucune inquiétude, votre TGV de 10h33 circule normalement.

Le Cameroun c’est le Cameroun, certes, mais la Belgique c’est la Belgique aussi !

jeudi 1 juin 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -14-

« Tu rentres quand »
« C’est quand que tu arrives déjà ? »
« Quand est-ce que tu reviens ? »

Depuis quelques jours, tous les moyens de communication à ma disposition, mail, Messenger, Facebook, WhatsApp sont envahis de ces questions posées par mes amis européens. Si tant de sollicitude me touche, et que leur empressement à me revoir me flatte, j’ai je l’avoue parfois envie de les rabrouer péremptoirement. « Qu’est-ce que ça peut vous faire, quand je rentre ? Pour l’instant je suis ici, je n’ai aucune envie d’être ailleurs, au contraire je veux profiter de chaque seconde passée avec les amis d’ici, les odeurs d’ici, les goûts d’ici, les sons d’ici… Je n’en veux pas de vos questions qui me rattachent à l’autre partie de moi, qui me rattachent à vous, qui m’éloignent d’ici ! Alors laissez-moi tranquille, laissez-moi profiter, je ne veux pas penser à vous, je ne veux même pas savoir que vous existez » 

Même si j’ai moi aussi hâte de vous revoir, même si ma famille et mes amis ont été présents dans mon esprit tout au long de mon séjour, même si je brule de vous raconter telle anecdote, telle rencontre, telle expérience, la joie des retrouvailles n’a pour l’instant pas pris le pas dans ma tête sur la tristesse des séparations, de toutes ces « dernières fois » que l’on savoure, ces moments où on se dit « je fais cela pour la dernière fois, je la vois pour la dernière fois, je déguste un poisson braisé pour la dernière fois. » Je veux profiter à fond de ces derniers instants, je veux que pour ces derniers jours ma tête soit entièrement ici, je veux que tout de moi profite de ce qui sera si loin demain.

Mais je sais que ce n’est pas ainsi. Je sais que la lutte est perdue d’avance. Que ma capacité à vivre l’instant présent sans penser à rien d’autre est limitée malgré tous mes efforts. Une partie de ma tête, de mes préoccupations, de mon être, a déjà rejoint Mbengè. Je planifie, j’organise, je réponds aux demandes. Tel problème administratif qui m’attend à mon retour, mon chauffe-eau qui a eu la bonne idée de lâcher pendant mon absence et qu’il faut remplacer, mes ami(e)s de Paris, Bruxelles et ailleurs qui veulent savoir quand ils me reverront, ma famille qui tient à être la première informée de mon état au retour, les mécènes qui ont permis cette aventure à qui je vais devoir remettre mon rapport d’activité, ce rapport d’activité d’ailleurs que je dois commencer à rédiger et qui fait les frais de mes extraordinaires capacités de procrastination… Tout cela commence à prendre place dans mon cerveau et livre bataille avec mon quotidien fait de répétitions théâtrales, de poisson braisé, de discussions sous un manguier, de projets d’avenir, d’échanges avec des amis que je ne reverrai pas avant longtemps.

Je connais bien cet état qui précède chacun de mes retours, j’en connais chaque manifestation physique, chaque tremblement psychologique. Maux de ventre, crise d’eczéma, palpitations soudaines, ma capacité à la somatisation est hélas tout aussi développée que celle à la procrastination ! 

Je connais ces moments où tout se fige, où on s’arrête, coeur battant la chamade, au milieu de ce qu’on est en train de faire, où la pensée se brouille, où un sentiment d’urgence envahit tout, « je ne dois pas oublier de faire ceci avant de partir, je ne dois pas oublier de voir celle-là, est-ce que j’aurai le temps de me rendre une dernière fois là… » pour ensuite nous laisser un peu paniquée reprendre le cours de ce qu’on était en train de faire ou de dire, en se demandant si les personnes en face de nous ont remarqué cette absence soudaine.

Je connais tout cela et je tente à chaque voyage de m’en prémunir, d’anticiper, de me raisonner. Mais chaque fois cela me rattrape, malgré toute ma volonté je plonge dans cette faille qui sépare les deux côtés de moi et qui s’ouvre en grand dans les périodes de départs et de retours. Je me noie dans ce sentiment d’urgence et d’intolérable, cette excitation joyeuse et désespérée qui accompagne chaque retrouvailles et chaque séparations. Juste avant que je parte, une amie qui me connaît bien m’avait dit « Profite de ton séjour, amuse-toi, mais n’oublie pas que tu vas rentrer et que ce sera dur ! » 

Je savais qu’elle avait raison mais je n’ai pas voulu y penser. Jusqu’à ces derniers jours. Encore un peu ici pas encore tout à fait là-bas, la faille grandit, elle me déchire le cerveau. On demande souvent aux enfants quels voeux ils formuleraient si une bonne fée ou un bon génie apparaissait pour exaucer trois de leurs désirs. Je mettrais en premier, c’est sûr, le don d’ubiquité, ou celui de téléportation. 

Et comme pour me rappeler que retrouvailles et séparations sont les deux faces d’une même réalité, en écho aux questions de mes amis d’Europe, les amis d’ici me demandent :

« Tu pars quand ? » 
« C’est quand que tu rentres déjà ? » 
« Quand est-ce que tu reviens ? »

À cette dernière question, vue d’ici, je n’ai pas encore de réponse.


Le Cameroun c’est le Cameroun…