samedi 17 juillet 2021

Le Cameroun c'est le Cameroun -19-

 

Lors de la plupart de mes précédents séjours à Yaoundé, j’avais emprunté un vol Air France au départ de Paris, la compagnie proposant une formule tarifaire alléchante incluant le TGV pour se rendre à la capitale des Gaulles.

Pour ce voyage-ci, COVID oblige, j’avais choisi en achetant mon billet de partir directement de Bruxelles, ne sachant pas au moment où je l’avais réservé dans quelle mesure le passage des frontières se ferait aisément ou non, et préférant un vol direct plutôt qu’un détour par Paris.

Me voici donc embarquée dans un vol Brussels Airlines qui doit me mener à Yaoundé avec une escale à Douala. Je l’avais expérimenté une fois par le passé, et cette escale, qui n’est prévue que pour permettre aux passagers de descendre, est brève et peu dérangeante, même si mon impatience à manger mon premier poisson braisé s’accommode mal de cette heure de trajet supplémentaire.

Tel le cheval sentant l’écurie, je piaffe donc d’impatience sur mon siège au moment où l’avion se pose pour sa brève escale.

Les passagers descendent, dans un brouhaha et une désorganisation toute belgo-camerounaise, et le chef de cabine s’égosille dans le micro pour intimer aux personnes à destination de Yaoundé de rester assis à leur place. Autant vouloir mettre en rangs par deux des élèves de primaire à cinq minutes de la sonnerie des classes annonçant les vacances. Rien n’y fait, ni la supplication ni la menace, la cabine est vite envahie d’un joyeux bordel de personnes qui s’interpellent, rient, s’énervent, vont aux toilettes, demandent à boire une bière pendant l’attente, et couvrent de toute façon de leur cacophonie les tentatives d’organisation du steward.

Tous les passagers à destination de Douala enfin descendus, les contrôles de routine tentent de s’effectuer : chaque passager est prié d’identifier son ou ses bagages à main, afin d’être sûr qu’un terroriste n’est pas descendu en laissant une bombe dans l’avion, et le personnel de cabine compte le nombre de personnes restées à bord.

Un voyage au Cameroun ne serait pas un voyage au Cameroun sans son lot d’embrouilles et de problèmes. J’avais cette fois-ci obtenu mon visa du premier coup, sans erreur, sans besoin de repayer deux fois pour avoir le bon laissez-passer, il fallait bien que l’embrouille provienne d’ailleurs !

Au moment du recomptage, il manque deux personnes. Les hôtesses et les stewards comptent, recomptent, n’arrivent jamais au même chiffre, ne sont pas d’accord entre eux, supplient les passagers de rester assis, rien n’y fait, le compte n’y est pas. C’est alors que le chef de cabine demande à vérifier le nom de chaque personne présente dans l’avion.

Comme nous sommes à bord d’une compagnie belge, et que le surréalisme n’est jamais bien loin, chacune des personnes travaillant à bord de l’avion s’empare d’une partie de la liste alphabétique et se met à parcourir l'engin dans tous les sens pour retrouver tel ou telle. À la remarque de plusieurs passagers suggérant qu’il serait plus simple de vérifier cela par rangées, dans l’ordre, il est répondu que nous n’y connaissons rien et que nous sommes priés de laisser travailler ceux qui savent. Nous continuons donc à observer le personnel courant d’un côté à l’autre de l’avion, s’embrouillant, ne sachant plus qui a été contrôlé ou non, tentant de s’y retrouver dans le chaos ambiant.

Le temps passe, le retard s’accumule, et je vois la perspective de mon poisson braisé s’éloigner car il devient de plus en plus certain que nous n’arriverons pas assez tôt à Yaoundé pour que je puisse sacrifier à ce rituel.

Excédé, le chef de cabine lance à un passager devant moi que si nous nous tenions sagement à nos places tout cela irait plus vite et que c’est finalement de notre faute si nous ne pouvons pas encore laisser embarquer les passagers à destination de Bruxelles. C’est ainsi que nous comprenons que ce vol, qui ne devait faire escale que pour laisser descendre des passagers, va en fait embarquer de nouvelles personnes pour continuer son trajet et retourner à Bruxelles, ce qui n’était pas du tout prévu.

Qui dit embarquement, dit nettoyage de la cabine, nouveaux bagages en soute, temps d’escale multiplié d’autant. Surtout que les deux passagers manquants n’ont toujours pas été retrouvés. On en arrive au point où le personnel évoque la possibilité de nous faire tous descendre sur le tarmac, de décharger les bagages, pour trouver ceux appartenant aux personnes manquantes et les supprimer de la soute (la peur de la bombe, toujours, tant il est évident que parmi ces expatriés rentrant au pays pour l’été avec enfants et force bagages se cache forcément un dangereux terroriste…)

C’est à ce moment-là que l’émeute a commencé. Un passager devant moi s’est mis à électrifier l’ambiance au son de « ce n’est pas en Europe que vous vous permettriez de traiter les passagers ainsi, nous ne sommes pas du bétail, vous n'avez qu'à effectuer votre travail correctement, pourquoi n'avez-vous pas vérifié les identités des personnes qui sortaient de l'avion, nous exigeons de recevoir un dédommagement pour le retard subi de votre fait, de quel droit changez-vous le plan de vol de l’avion sans avertir les passagers », etc. etc.

L’ambiance monte, le personnel est au bord de la crise de nerfs, tout le monde hurle, et on ne retrouve toujours pas les passagers manquant à l’appel.

La révolutionnaire qui sommeille en moi se réjouit de cette atmosphère d’insurrection et je ne suis pas en reste pour donner de la voix. Lorsque le chef de cabine passe à ma hauteur, je hurle avec les loups et exige de pouvoir remplir un formulaire de plainte et de demander un remboursement au moins partiel du prix exorbitant de mon vol. Le steward me regarde et me lâche « Ah non, vous n’allez pas vous y mettre aussi ! »

« Aussi » ?

Pourquoi « aussi » ?

Quel relent raciste se cache dans ce « aussi » ?

Parce que seuls les Noirs, ces sauvages mal dégrossis peuvent crier et manifester ? Parce que moi la Blanche je devrais « être de leur côté » ? Parce que l’exaspération ambiante aurait à voir avec la couleur de peau ? Ou serait-ce mon âge respectable qui devrait m’interdire de manifester ? (On me l’a déjà faite celle-là à Bruxelles, arrêtée lors d’une manifestation le flic qui contrôlait ma carte d’identité m’a jeté d’un ton méprisant « à votre âge, qu’est-ce que vous faites là ? Vous devriez rester à la maison »)

Ce petit mot de cinq lettres, ce « aussi » ponctuant la phrase du chef de cabine portait en lui tout le poids du racisme systémique qu’ont à subir les personnes racisées en Europe.

Cerise sur le gâteau, une fois l’embarquement des nouveaux passagers terminé, l’avion redécollé avec plus d’une heure trente de retard, dans une ultime tentative de calmer la grogne ambiante, ce même chef de cabine viendra nous expliquer que « personne ne manquait à l’appel finalement, c’est le personnel local au sol qui avait mal compté et transmis de faux chiffres. » Et, conclut-il en venant s’agenouiller dans l’allée centrale de l’avion pour se mettre à hauteur du premier fauteur de trouble « vous savez, ce n’est pas bien d’agir ainsi, j’ai des collègues qui craquent face à tant d’agressivité et qui abandonnent même le métier ».

Rejet de la faute sur l’autre, culpabilisation de la victime, certitude Européenne d’être dans son bon droit, infantilisation de la personne de couleur, le temps d’une erreur de comptage de passagers, toute la gamme des stéréotypes du racisme ordinaire a traversé notre avion.

Et je n’ai pas pu manger mon poisson braisé.

 

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