Lors de la
plupart de mes précédents séjours à Yaoundé, j’avais emprunté un vol Air France
au départ de Paris, la compagnie proposant une formule tarifaire alléchante
incluant le TGV pour se rendre à la capitale des Gaulles.
Pour ce
voyage-ci, COVID oblige, j’avais choisi en achetant mon billet de partir
directement de Bruxelles, ne sachant pas au moment où je l’avais réservé dans
quelle mesure le passage des frontières se ferait aisément ou non, et préférant
un vol direct plutôt qu’un détour par Paris.
Me voici
donc embarquée dans un vol Brussels Airlines qui doit me mener à Yaoundé avec
une escale à Douala. Je l’avais expérimenté une fois par le passé, et cette
escale, qui n’est prévue que pour permettre aux passagers de descendre, est
brève et peu dérangeante, même si mon impatience à manger mon premier poisson
braisé s’accommode mal de cette heure de trajet supplémentaire.
Tel le
cheval sentant l’écurie, je piaffe donc d’impatience sur mon siège au moment où
l’avion se pose pour sa brève escale.
Les passagers
descendent, dans un brouhaha et une désorganisation toute belgo-camerounaise,
et le chef de cabine s’égosille dans le micro pour intimer aux personnes à
destination de Yaoundé de rester assis à leur place. Autant vouloir mettre en
rangs par deux des élèves de primaire à cinq minutes de la sonnerie des classes
annonçant les vacances. Rien n’y fait, ni la supplication ni la menace, la
cabine est vite envahie d’un joyeux bordel de personnes qui s’interpellent,
rient, s’énervent, vont aux toilettes, demandent à boire une bière pendant l’attente,
et couvrent de toute façon de leur cacophonie les tentatives d’organisation du steward.
Tous les
passagers à destination de Douala enfin descendus, les contrôles de routine
tentent de s’effectuer : chaque passager est prié d’identifier son ou ses
bagages à main, afin d’être sûr qu’un terroriste n’est pas descendu en laissant
une bombe dans l’avion, et le personnel de cabine compte le nombre de personnes
restées à bord.
Un voyage
au Cameroun ne serait pas un voyage au Cameroun sans son lot d’embrouilles et
de problèmes. J’avais cette fois-ci obtenu mon visa du premier coup, sans
erreur, sans besoin de repayer deux fois pour avoir le bon laissez-passer, il
fallait bien que l’embrouille provienne d’ailleurs !
Au moment
du recomptage, il manque deux personnes. Les hôtesses et les stewards
comptent, recomptent, n’arrivent jamais au même chiffre, ne sont pas d’accord
entre eux, supplient les passagers de rester assis, rien n’y fait, le compte n’y
est pas. C’est alors que le chef de cabine demande à vérifier le nom de chaque personne
présente dans l’avion.
Comme nous
sommes à bord d’une compagnie belge, et que le surréalisme n’est jamais bien
loin, chacune des personnes travaillant à bord de l’avion s’empare d’une partie
de la liste alphabétique et se met à parcourir l'engin dans tous les sens pour
retrouver tel ou telle. À la remarque de plusieurs passagers suggérant qu’il
serait plus simple de vérifier cela par rangées, dans l’ordre, il est répondu
que nous n’y connaissons rien et que nous sommes priés de laisser travailler
ceux qui savent. Nous continuons donc à observer le personnel courant d’un côté
à l’autre de l’avion, s’embrouillant, ne sachant plus qui a été contrôlé ou non,
tentant de s’y retrouver dans le chaos ambiant.
Le temps
passe, le retard s’accumule, et je vois la perspective de mon poisson braisé s’éloigner
car il devient de plus en plus certain que nous n’arriverons pas assez tôt à
Yaoundé pour que je puisse sacrifier à ce rituel.
Excédé, le
chef de cabine lance à un passager devant moi que si nous nous tenions sagement
à nos places tout cela irait plus vite et que c’est finalement de notre faute
si nous ne pouvons pas encore laisser embarquer les passagers à destination de
Bruxelles. C’est ainsi que nous comprenons que ce vol, qui ne devait faire
escale que pour laisser descendre des passagers, va en fait embarquer de
nouvelles personnes pour continuer son trajet et retourner à Bruxelles, ce qui n’était
pas du tout prévu.
Qui dit
embarquement, dit nettoyage de la cabine, nouveaux bagages en soute, temps d’escale
multiplié d’autant. Surtout que les deux passagers manquants n’ont toujours pas
été retrouvés. On en arrive au point où le personnel évoque la possibilité de
nous faire tous descendre sur le tarmac, de décharger les bagages, pour trouver
ceux appartenant aux personnes manquantes et les supprimer de la soute (la peur
de la bombe, toujours, tant il est évident que parmi ces expatriés rentrant au
pays pour l’été avec enfants et force bagages se cache forcément un dangereux
terroriste…)
C’est à ce
moment-là que l’émeute a commencé. Un passager devant moi s’est mis à
électrifier l’ambiance au son de « ce n’est pas en Europe que vous vous
permettriez de traiter les passagers ainsi, nous ne sommes pas du bétail, vous n'avez qu'à effectuer votre travail correctement, pourquoi n'avez-vous pas vérifié les identités des personnes qui sortaient de l'avion, nous exigeons
de recevoir un dédommagement pour le retard subi de votre fait, de quel droit
changez-vous le plan de vol de l’avion sans avertir les passagers », etc.
etc.
L’ambiance
monte, le personnel est au bord de la crise de nerfs, tout le monde hurle, et
on ne retrouve toujours pas les passagers manquant à l’appel.
La
révolutionnaire qui sommeille en moi se réjouit de cette atmosphère d’insurrection
et je ne suis pas en reste pour donner de la voix. Lorsque le chef de cabine
passe à ma hauteur, je hurle avec les loups et exige de pouvoir remplir un
formulaire de plainte et de demander un remboursement au moins partiel du prix
exorbitant de mon vol. Le steward me regarde et me lâche « Ah non, vous n’allez
pas vous y mettre aussi ! »
« Aussi » ?
Pourquoi « aussi » ?
Quel relent
raciste se cache dans ce « aussi » ?
Parce que
seuls les Noirs, ces sauvages mal dégrossis peuvent crier et manifester ?
Parce que moi la Blanche je devrais « être de leur côté » ?
Parce que l’exaspération ambiante aurait à voir avec la couleur de peau ? Ou
serait-ce mon âge respectable qui devrait m’interdire de manifester ? (On
me l’a déjà faite celle-là à Bruxelles, arrêtée lors d’une manifestation le
flic qui contrôlait ma carte d’identité m’a jeté d’un ton méprisant « à
votre âge, qu’est-ce que vous faites là ? Vous devriez rester à la maison »)
Ce petit
mot de cinq lettres, ce « aussi » ponctuant la phrase du chef de
cabine portait en lui tout le poids du racisme systémique qu’ont à subir les
personnes racisées en Europe.
Cerise sur
le gâteau, une fois l’embarquement des nouveaux passagers terminé, l’avion redécollé
avec plus d’une heure trente de retard, dans une ultime tentative de calmer la
grogne ambiante, ce même chef de cabine viendra nous expliquer que « personne
ne manquait à l’appel finalement, c’est le personnel local au sol qui avait mal
compté et transmis de faux chiffres. » Et, conclut-il en venant s’agenouiller
dans l’allée centrale de l’avion pour se mettre à hauteur du premier fauteur de
trouble « vous savez, ce n’est pas bien d’agir ainsi, j’ai des collègues
qui craquent face à tant d’agressivité et qui abandonnent même le métier ».
Rejet de la
faute sur l’autre, culpabilisation de la victime, certitude Européenne d’être
dans son bon droit, infantilisation de la personne de couleur, le temps d’une
erreur de comptage de passagers, toute la gamme des stéréotypes du racisme
ordinaire a traversé notre avion.
Et je n’ai
pas pu manger mon poisson braisé.
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