jeudi 1 juin 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -14-

« Tu rentres quand »
« C’est quand que tu arrives déjà ? »
« Quand est-ce que tu reviens ? »

Depuis quelques jours, tous les moyens de communication à ma disposition, mail, Messenger, Facebook, WhatsApp sont envahis de ces questions posées par mes amis européens. Si tant de sollicitude me touche, et que leur empressement à me revoir me flatte, j’ai je l’avoue parfois envie de les rabrouer péremptoirement. « Qu’est-ce que ça peut vous faire, quand je rentre ? Pour l’instant je suis ici, je n’ai aucune envie d’être ailleurs, au contraire je veux profiter de chaque seconde passée avec les amis d’ici, les odeurs d’ici, les goûts d’ici, les sons d’ici… Je n’en veux pas de vos questions qui me rattachent à l’autre partie de moi, qui me rattachent à vous, qui m’éloignent d’ici ! Alors laissez-moi tranquille, laissez-moi profiter, je ne veux pas penser à vous, je ne veux même pas savoir que vous existez » 

Même si j’ai moi aussi hâte de vous revoir, même si ma famille et mes amis ont été présents dans mon esprit tout au long de mon séjour, même si je brule de vous raconter telle anecdote, telle rencontre, telle expérience, la joie des retrouvailles n’a pour l’instant pas pris le pas dans ma tête sur la tristesse des séparations, de toutes ces « dernières fois » que l’on savoure, ces moments où on se dit « je fais cela pour la dernière fois, je la vois pour la dernière fois, je déguste un poisson braisé pour la dernière fois. » Je veux profiter à fond de ces derniers instants, je veux que pour ces derniers jours ma tête soit entièrement ici, je veux que tout de moi profite de ce qui sera si loin demain.

Mais je sais que ce n’est pas ainsi. Je sais que la lutte est perdue d’avance. Que ma capacité à vivre l’instant présent sans penser à rien d’autre est limitée malgré tous mes efforts. Une partie de ma tête, de mes préoccupations, de mon être, a déjà rejoint Mbengè. Je planifie, j’organise, je réponds aux demandes. Tel problème administratif qui m’attend à mon retour, mon chauffe-eau qui a eu la bonne idée de lâcher pendant mon absence et qu’il faut remplacer, mes ami(e)s de Paris, Bruxelles et ailleurs qui veulent savoir quand ils me reverront, ma famille qui tient à être la première informée de mon état au retour, les mécènes qui ont permis cette aventure à qui je vais devoir remettre mon rapport d’activité, ce rapport d’activité d’ailleurs que je dois commencer à rédiger et qui fait les frais de mes extraordinaires capacités de procrastination… Tout cela commence à prendre place dans mon cerveau et livre bataille avec mon quotidien fait de répétitions théâtrales, de poisson braisé, de discussions sous un manguier, de projets d’avenir, d’échanges avec des amis que je ne reverrai pas avant longtemps.

Je connais bien cet état qui précède chacun de mes retours, j’en connais chaque manifestation physique, chaque tremblement psychologique. Maux de ventre, crise d’eczéma, palpitations soudaines, ma capacité à la somatisation est hélas tout aussi développée que celle à la procrastination ! 

Je connais ces moments où tout se fige, où on s’arrête, coeur battant la chamade, au milieu de ce qu’on est en train de faire, où la pensée se brouille, où un sentiment d’urgence envahit tout, « je ne dois pas oublier de faire ceci avant de partir, je ne dois pas oublier de voir celle-là, est-ce que j’aurai le temps de me rendre une dernière fois là… » pour ensuite nous laisser un peu paniquée reprendre le cours de ce qu’on était en train de faire ou de dire, en se demandant si les personnes en face de nous ont remarqué cette absence soudaine.

Je connais tout cela et je tente à chaque voyage de m’en prémunir, d’anticiper, de me raisonner. Mais chaque fois cela me rattrape, malgré toute ma volonté je plonge dans cette faille qui sépare les deux côtés de moi et qui s’ouvre en grand dans les périodes de départs et de retours. Je me noie dans ce sentiment d’urgence et d’intolérable, cette excitation joyeuse et désespérée qui accompagne chaque retrouvailles et chaque séparations. Juste avant que je parte, une amie qui me connaît bien m’avait dit « Profite de ton séjour, amuse-toi, mais n’oublie pas que tu vas rentrer et que ce sera dur ! » 

Je savais qu’elle avait raison mais je n’ai pas voulu y penser. Jusqu’à ces derniers jours. Encore un peu ici pas encore tout à fait là-bas, la faille grandit, elle me déchire le cerveau. On demande souvent aux enfants quels voeux ils formuleraient si une bonne fée ou un bon génie apparaissait pour exaucer trois de leurs désirs. Je mettrais en premier, c’est sûr, le don d’ubiquité, ou celui de téléportation. 

Et comme pour me rappeler que retrouvailles et séparations sont les deux faces d’une même réalité, en écho aux questions de mes amis d’Europe, les amis d’ici me demandent :

« Tu pars quand ? » 
« C’est quand que tu rentres déjà ? » 
« Quand est-ce que tu reviens ? »

À cette dernière question, vue d’ici, je n’ai pas encore de réponse.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

mardi 30 mai 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -13-

Une crise d’eurocentrisme peut survenir n’importe quand. Elle vous tombe dessus sans prévenir, un peu comme une crise de palu. Elle attaque sournoisement vos défenses et votre intelligence et vous laisse sur le flanc, hébétée, un peu honteuse peut-être d’avoir succombé. Il m’arrive souvent de rougir intérieurement d’un regard jugeant que je jette sur une personne, une situation. Il m’arrive tout aussi souvent de bégayer une fin de phrase peu convaincante, m’apercevant en cours de route combien la monstruosité occidentalo-centrée que je m’apprêtais à proférer allait être blessante pour mon interlocuteur.

Ce matin, j’avais rendez-vous avec un ami metteur en scène, spécialiste du théâtre pour enfants, afin d’aller assister à son spectacle dans une école primaire de la ville. Après un trajet en taxi digne d’une poursuite dans film d’action américain (nous avions rendez-vous à l’école à 9 h et mon ami est arrivé pour me chercher à 9 h 30. Le taxi avait donc mandat ne pas rajouter du retard au retard, malgré les embouteillages et le chargement hétéroclite de décors et de costumes qui encombrait son coffre, autant dire qu’on se serait crus dans un remake de Mission Impossible), nous parvenons enfin à l’école primaire où doit se dérouler la représentation. Les enfants sont déjà installés devant la scène et trépignent d’impatience. Les deux comédiens du spectacle sont également là, joignant leur impatience à celle des élèves, et mon ami se précipite pour monter le décor et préparer la scène, sous le regard des mômes. 

Je m’installe au fond du préau, dans un recoin, et j’observe. Rien de ce qui se déroule devant mes yeux n’est conforme à l’idée préconçue qui se forme dans mon esprit d’occidentale lorsqu’on prononce les mots « école primaire ». Les élèves en uniforme semblent à vue de nez avoir entre 3 et au moins 12 ou 14 ans. L’un d’eux, un garçon, porte une petite fille de moins d’un an dans ses bras. Je m’invente un scénario à base de mère malade et d’aîné chargé de veiller sur la petite dernière. Ou de paternité (vraiment très) précoce, le môme doit avoir à peine 8 ans. Certains enfants mangent, d’autres observent les préparatifs qui ont lieu sur la scène, d’autres encore semblent somnoler sur leur chaise. Au fond du préau, dans un recoin, une partie de football improvisée s’organise, une bouteille en plastique vide servant de ballon.

Les institutrices sont réparties en deux groupes. Elles sont une demi-douzaine pour près de deux cents enfants, ce qui correspond à ce qu’on m’a raconté du surpeuplement des classes qui atteignent facilement soixante à quatre-vingts élèves. Celles du premier groupe sont assises, pianotent sur leurs smartphones ou écoutent de la musique, le casque de leur baladeur sur les oreilles. Celles du deuxième groupe arpentent les rangées de chaises, la chicote à la main.

La chicote. Un morceau de caoutchouc, vraisemblablement découpé dans un pneu de moto ou de voiture. Lorsque les élèves chahutent trop, les coups pleuvent. Le plus souvent sans aucun résultat, personne ici ne semble être sensible à la douleur. Un petit garçon au regard espiègle assis juste devant moi subira l’ire professorale avec le sourire. Il se retournera vers moi et me lancera un regard qui semble me dire « tu as vu, même pas mal ! » 

J’essaie d’observer sans juger. De ne pas plaquer mes références et mes jugements de valeurs sur ce qui se déroule devant mes yeux. J’essaie. 

Après quelques minutes passées à contempler la foule des enfants, une institutrice s’approche de moi et me demande qui je suis. Je lui explique que je suis une amie du metteur en scène, qu’il m’a invitée à voir son spectacle, et que je ne dérangerai pas, que je ne ferai pas de bruit, que je veux juste rester au fond de la salle pour regarder si elle veut bien (elle a une chicote à la main, on ne sait jamais, je préfère ne pas l’indisposer !) Je ne lui dis rien de plus. Ni que je travaille moi aussi dans le domaine du théâtre, ni que je suis metteure en scène, non, rien d’autre que l’invitation qui m’a été faite de venir assister au spectacle. Elle me souhaite la bienvenue et interpelle l’une de ses collègues qui nous rejoint. Tout sourire, elle lui dit alors : « Je te présente Madame qui est venue contrôler le travail du metteur en scène ».

Ma peau blanche m’a ainsi fait passer sans examen ni compétences avérées du rang de simple spectatrice à celui de contrôleuse des travaux finis. Tenter de résister à cette idée que le Blanc est forcément le chef est un travail de chaque instant.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

jeudi 25 mai 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -12-

Dans la série des inventions géniales qui finissent par vous pourrir la vie, il y a la moustiquaire.

La mienne est bleue. En nylon.

Le principe d’une moustiquaire est en théorie de délimiter un espace entre le moustique et vous. Lui à l’extérieur, vous à l’intérieur, protégé des piqures et surtout (surtout !) des vrombissements de la bestiole autour de vos oreilles. Sauf que. De la théorie à la pratique, il y a un fossé de petits accrocs à colmater et de tissu à coincer sous le matelas.

J’ai bien observé ma moustiquaire, elle a deux petits trous. Pas trois. Juste deux, plus petits que l’ongle de mon petit doigt mais qui, pour un moustique, ressemblent à l’entrée principale du Taj Mahal. 

Depuis que je suis ici, je cherche le meilleur moyen de les colmater. (Je n’avais évidemment pas pensé, en préparant mes bagages, à glisser dans ma valise du fil et une aiguille. Je vais rajouter cela sur la liste-des-objets-indispensables-à-n’oublier-sous-aucun-prétexte pour la prochaine fois, s’il y a une prochaine fois.) 

J’ai essayé de tendre assez la moustiquaire pour que les trous se retrouvent coincés sous le matelas, mais ils sont situés juste trop haut. Et chacun d’un côté opposé, ce qui m’empêche de tirer plus d’un côté que de l’autre pour colmater les brèches. 

J’ai essayé de poser mes deux oreillers verticalement contre les trous, mais l’installation ne tient pas la nuit entière et je n’arrive pas à dormir sans oreiller.

J’ai essayé de colmater les trous avec des boulettes de papier toilette, mais mes gigotages nocturnes les font tomber avant l’aurore. 
C’est finalement ma crise de malaria qui m’a apporté la solution : le médecin avait dû acheter du coton pour me désinfecter la fesse avant de m’administrer les piqures salvatrices, et les boulettes que j’ai fabriqué avec le reste d’ouate tiennent dans l’orifice jusqu’au petit matin. 

Le problème des trous résolus, je pensais pouvoir compter sur des nuits tranquilles. Encore faut-il pouvoir se coucher. Ma moustiquaire bleue est juste trop courte pour vraiment bien tenir coincée sous le matelas. Ou alors elle a juste été fixée un peu trop haut au plafond. Toujours est-il que tous les soirs, je passe un certain temps à tenter de la coincer correctement sous mon matelas, de manière à ne laisser aucune interstice au passage des vrombisseurs. Je fais le tour du lit, en insérant bien la toile entre le matelas et le sommier, tout en laissant juste assez de place pour pouvoir me glisser à l’abri sous le nylon bleu et colmater les derniers centimètres de l’intérieur de mon lit.

Ce qui semble en théorie facile s’avère un défi à relever tous les soirs. Dès que je commence à m’introduire sous la moustiquaire, l’un des angles se relève et laisse une béance à la disposition de qui voudra y passer pour venir festoyer de mon sang. Je m’efforce donc de recommencer, de coincer mieux le coin récalcitrant, et je retente le passage sous l’abri. C’est généralement là que l’une des boulettes de coton hydrophile tombe. À l’extérieur du lit évidemment. M’obligeant à ressortir pour tout recommencer. Et quand enfin après trois ou quatre allers et venues dedans-dehors je m’allonge en sueur, c’est pour constater que j’ai oublié de régler l’alarme de mon téléphone portable qui me nargue sur le bureau. C’est donc reparti pour une séance de « je me glisse sous la moustiquaire, je râle parce qu’elle s’est soulevée du matelas, je la remets en place, je tente de me faufiler dans le lit sans la déplacer, ça se décoince ailleurs je recommence et je me couche finalement en sueur ».

Le pire, c’est que malgré toutes ces précautions, je me réveille tous les matins constellée de nouvelles piqures. De magnifiques bubons rouges qui décorent ma peau comme autant de bijoux provisoires. Et qui démangent. Moi qui ne suis d’habitude pas très sensible aux attaques des moustiques, ceux d’ici me laissent de terribles protubérances sur la peau qui peinent ensuite à cicatriser. 
Je me désespère chaque matin en me demandant comment ces foutus insectes ont réussi à pénétrer dans mon abri que j’ai pourtant si soigneusement et hermétiquement fermé. J’inspecte, j’observe, j’étudie, je réfléchis, mais je ne trouve pas. Les moustiques doivent posséder la clé d’une entrée secrète qui leur permet de venir festoyer dans mes veines sans que je ne réussisse à trouver où se cache leur passage secret.

Ce matin, j’ai constaté que le banquet s’était déroulé sur mon bras gauche. Me découvrant au réveil maugréante devant mon café fumant, le régisseur d’OTHNI me demande la cause de ma mauvaise humeur matinale. (Il avait pris soin d’attendre que ma tasse de café soit vide pour me poser la question, il me connaît maintenant et sait que les questions posées avant la dégustation totale de mon premier café restent au mieux sans réponse ou s’attirent des marmonnements grincheux).

Dépitée, je lui raconte ma moustiquaire juste trop courte pour tenir correctement sous le matelas, ma lutte vespérale et quotidienne contre les interstices, mon impression de réussir à coincer correctement la protection, mon incapacité à trouver le matin où se situe le passage et les ravages des suceurs de sang. Et je lui montre mon bras. Sa réponse tombe instantanément :
« Ah mais ça c’est pas des piqures de moustiques, ça c’est des puces de lit, fallait le dire, on va traiter ton matelas, tu n’auras plus de problèmes ».

Me voici donc rassurée, ma technique de lutte contre les envahisseurs était donc bonne, et les attaques ne provenaient pas de l’extérieur. L’ennemi, comme souvent, était à l’intérieur !


Le Cameroun c’est le Cameroun… 

vendredi 12 mai 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -11-

C’était une journée comme les autres. La soirée s’annonçait calme, j’avais prévu de me coucher tôt. Vers 18 h, un ami comédien passe à OTHNI et me propose de m’emmener boire un verre pour parler théâtre, création, écriture, et refaire un peu ce monde qui en a bien besoin. Nous voici donc grimpant la colline qui sépare le calme lieu de résidence de la fureur de la rue et de ses bars. 

Assis à une terrasse, une bière devant nous, nous évoquons un ami commun, auteur et metteur en scène. Impulsivement je propose de l’appeler et de lui proposer de nous rejoindre. Aussitôt dit aussitôt fait, il est 19 h et nous entamons une reconstruction du monde à trois voix. Un moment plus tard, deux autres amis, l’un danseur l’autre régisseur passent devant notre terrasse, ils sortent d’OTHNI où ils ont travaillé toute la journée à un spectacle qui doit se jouer dans quelques jours. Ils s’assoient à notre table et le monde continue d’être refait à cinq voix maintenant. 

De fil en aiguille, à 20 h nous sommes huit à table. À 22 h nous sommes dix, et à minuit douze voix s’élèvent pour égrener les avantages et les inconvénients de la société camerounaise, les avantages et les inconvénients de vivre à « Mbengè », c’est à dire en Europe. La parole s’arrache de chaise en chaise, le verbe est haut, la bière a augmenté les décibels et chacun y va de son commentaire politique sur les dernières élections, les futures élections, l’absence d’élections, le trucage des élections, ici comme ailleurs.

Tandis que je tente de suivre les propos de chacun, mon regard est attiré par une voiture de police genre pick-up qui stoppe à hauteur de notre terrasse. Les hommes en uniforme sont trois à l’intérieur. L’un descend, s’approche, et d’un geste autoritaire s’empare de trois chaises vides à côté de nous pour les jeter sur la plage arrière du pick-up. Les oreilles accrochées à la conversation de la tablée, le regard plongé sur la scène en train de se jouer, je tente de comprendre ce qui se passe. La patronne du lieu, ou est-ce la serveuse, ainsi qu’un autre homme qui semble être un client se sont approchés du policier descendu de son véhicule. Le ton monte, un attroupement se forme, mais je n’arrive pas à capter ce qui se dit. Mon esprit toujours prompt à inventer les pires catastrophes imagine déjà que ce bar est un lieu clandestin, interdit, qu’il s’y déroule un sombre trafic de drogue, d’alcool de contrebande, d’êtres humains qui sait, et que nous allons tous être embarqués comme complices par les forces de l’ordre. Je m’imagine déjà passant la nuit à Kondengui, la prison centrale de Yaoundé, je me mords les doigts de n’avoir pas averti l’ambassade de Suisse de ma présence au Cameroun, des images du film Midnight Express défilent devant mes yeux. Tout cela en une fraction de seconde, tandis que mes amis continuent à vociférer, comme si de rien n’était. Ils ne semblent pas même avoir capté l’intrusion des policiers à notre terrasse.

Au niveau du pick-up, un attroupement s’est formé. Ça cause, ça palabre, ça tente de récupérer les chaises. 

Puis mon regard capte le manège de la seule femme de l’attroupement, celle qui doit être la patronne du lieu, ou la serveuse. Elle récupère quelques billets dans sa poche et auprès de certaines personnes autour d’elle puis l’air de rien, comme si elle voulait demander une réconciliation, un apaisement, elle serre la main du policier, les billets cachés à l’intérieur. La tension retombe, le client qui était intervenu en premier récupère les chaises qu’il replace à la table à côté de nous. Le débat en cours sur la future réélection du président camerounais lors des élections qui se tiendront l’an prochain continue à échauffer les esprits à notre table.

Je ne sais comment interpréter ce que j’ai vu. Prélèvement de l’impôt sur les bars et les terrasses ? Acte de corruption ? Policiers fatigués voleurs de chaises pour se reposer ? Fonctionnement différend d’un pays où tout m’échappe ? Ce que je sais, c’est qu’un ami médecin en poste dans un hôpital public, et donc fonctionnaire d’état, n’a pas reçu son salaire depuis quinze mois maintenant, et qu’il ne vit que grâce à la « générosité » de ses patients qui paient de la main à la main un supplément au prix de la consultation qui va directement dans sa poche. Les policiers que j’ai vu agir sont-ils dans le même cas ? Sont-ils privés de salaire pour une obscure raison administrative depuis trop longtemps ? Quoi qu’il en soit, qui est à blâmer, si tant est que quelqu’un le soit ? L’état ? La police ? Ce groupe de fonctionnaires en particulier ? Les commerçants qui acceptent de se prêter au système ? 

Le pick-up est reparti, et la conversation de la table a dévié. De la problématique des futures élections, on est passé aux vertus comparées des différentes bières consommées par l’assemblée. Plus tard, nous reparlerons de création, l’alcool aidant, nous inventerons des idées de spectacles qui parlent d’eau folle et de chauffeurs de lièvres, nous déclamerons des amorces de textes géniaux que nous aurons oublié le lendemain matin. Des policiers qui voulaient embarquer nos chaises, nous ne parlerons point.


Le Cameroun c’est le Cameroun… 

mardi 9 mai 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -10-

Bimbia.

Le taxi-moto grimpe péniblement la piste caillouteuse qui monte à l’assaut de la colline. Au détour d’un virage, parfois, une trouée dans la densité végétale permet d’apercevoir l’océan en contrebas.

Bimbia.

Le taxi-moto plonge en roue libre dans la descente pour économiser le carburant. Au vent qui siffle aux oreilles se mêlent alors des chants d’oiseaux. Ils sont partout. Ils piaillent chantent et jacassent et même le vibrato essoufflé du moteur de la bécane ne réussit pas à couvrir entièrement leur bruit.

Bimbia.

Un dernier virage et nous voici face à un grand portail de fer. Derrière, autour, de gigantesques îlots de bambous forment des voûtes émeraude. La végétation est si dense que même sous le soleil de plomb de la mi-journée on a l’impression d’être au crépuscule.

Bimbia.

Passée la cathédrale de bambou, un reste d’habitation, quelques briques une chape de béton, le tout recouvert d’une épaisse mousse qui donne à cette ruine une beauté nostalgique et sauvage.


Bimbia.

Plus loin une mangeoire. Une longue auge de pierre à laquelle des anneaux métalliques sont encore accrochés. Elle précède un bâtiment empli de colonnes dont la partie médiane a été usée par le frottement des chaînes.

Bimbia.

Porte du non-retour. Une simple ouverture, une trouée dans un mur recouvert de lichen. Un passage vers la mer qui alors arrivait jusqu’au pied du bâtiment.

Bimbia.

La voix du guide qui termine chacune de ses explications par la toujours même phrase : « Ici,beaucoup mouraient. »

Les pierres sur lesquelles on apposait les chaînes. « Ici beaucoup mouraient. »


Les cages destinées à trier les individus plus ou moins valides. « Ici beaucoup mouraient. »


L’endroit où le fer rouge marquait la chair de l’insigne du nouveau propriétaire. « Ici beaucoup mouraient. »


Le magasin des hommes, celui des femmes, des enfants même. « Ici beaucoup mouraient. »


L’île Nicholls juste en face où les individus les plus récalcitrants étaient emmenés et abandonnés. « Ici beaucoup mouraient. »

Bimbia.

Je me tiens debout face à l’océan.

Je me tiens debout sous une nuée de moustique et je m’interroge. Comment accepter ? Comment prendre cette responsabilité sans culpabiliser ? Comment continuer ? Comment réparer ? Peut-on réparer ? Que faire de ce passé où des hommes ont traité leurs frères comme on n’oserait plus traiter un animal aujourd’hui ? Peut-on pardonner ? Que faire de la douleur ? Que faire de ces cris muets qui suintent du lichen comme une supplique ininterrompue depuis près de deux cents ans ?


Bimbia.

Port martyre du Cameroun d’où sont partis des milliers d’hommes pour ne plus jamais revenir.

Le Cameroun est-il toujours le Cameroun ?

jeudi 4 mai 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -9-

J’ai retrouvé Mon Oiseau !

Lors de mon dernier séjour à Yaoundé, le centre de résidences artistiques OTHNI était encore en travaux. Durant les premières semaines de mon séjour, j’ai gratté les murs, poncé, lavé, récuré, repeint, participé aux travaux qui devaient permettre l’ouverture de cet incroyable outil de travail pour les artistes. Toute l’équipe du spectacle sur lequel je travaillais alors comme assistante a consacré des semaines de labeur acharné en soirée, après nos journées de répétitions, pour rénover le lieu en vue de son inauguration qui devait correspondre à la première de notre spectacle. Au bout de quelques jours, nous avions réussi à aménager à peu près correctement une chambre de résidence. Il y avait de l’eau, de l’électricité (du moins quand le quartier n’était pas victime de délestage), et Martin Ambara, le directeur du projet m’a alors proposé de dormir sur place, pour m’éviter de longs trajets en taxi à travers la ville. Je fus donc à l’époque la toute première personne à dormir à OTHNI, honneur que je porte encore aujourd’hui en bandoulière et dont je suis bien plus fière que de n’importe quelle médaille !

Au premier soir, je me suis donc couchée dans l’immense bâtiment vide. J’entendais la rumeur de la ville dans le lointain, et les chants des oiseaux autour de moi. Un hibou hulula dans un arbre proche cette nuit-là, ce qui nous valut par la suite bien des discussions, cet oiseau étant considéré comme porte-malheur au Cameroun.

C’est le lendemain matin à mon réveil que je l’ai entendu pour la première fois. Celui que j’ai appelé « Mon Oiseau », faute de savoir son nom, faute de savoir même à quoi il ressemble.

Son chant a enveloppé l’aurore qui rosissait le ciel. Un chant de soleil et de victoire. Un chant qui racontait la puissance et l’assurance d’être le maître d’un royaume. Un chant aussi qui, j’ai du moins voulu le croire, saluait notre installation à OTHNI et le départ de cette aventure artistique. Quelques notes parfaitement rythmées, à la mélodie composée par un orfèvre en arpèges. Un appel à l’harmonie que j’ai ensuite régulièrement entendu, couvrant de sa stridence tous les autres gazouillis. J’écoutais sa mélodie, le rythme de son chant, comme on écoute un hymne religieux. J’avais même à l’époque, imaginé commander à un musicien de composer la musique de l’un de mes spectacles en se basant sur ces quelques notes. J’ai rêvé de posséder quelque talent de musicienne ou de chanteuse pour pouvoir transmettre ce chant qui m’obsède.

Je me suis alors mise à scruter les buissons et les arbres. Ceux du jardin d’OTHNI, qui n’étaient à l’époque que de vagues touffes de presque mauvaise herbe, ceux de la végétation alentours. En face du grand portail d’entrée, un manguier, plus loin un avocatier, d’autres arbres dont j’ignore le nom… J’y ai vu de petits oiseaux un peu ternes, ressemblant à des moineaux, qui gazouillaient. De grands oiseaux au ventre jaune vif et à la tête noire qui piaillaient. Un genre de grands corbeaux au ventre beige qui croassaient. Des serins qui s’affairaient en trillant…

Mais je n’ai jamais vu Mon Oiseau. Je ne sais pas s’il est grand ou petit, terne ou coloré. De lui je ne connais que son chant qui jaillit dans l’atmosphère aux moments les plus inattendus, le plus souvent au crépuscule.

Cette année, en arrivant à Yaoundé début avril, j’ai repensé à lui, Mon Oiseau, et je me suis demandé si son chant viendrait saluer mon arrivée. Mais rien. Le ciel bruissait de gazouillements, de stridulations, de pépiements, mais de son chant point. J’en suis venue à me dire que j’avais rêvé, que cet air n’existait que dans mon imagination, qu’aucun oiseau n’était capable de tant de perfection.

Et voilà que hier soir, au moment où je ne l’attendais plus, son chant a troué la nuit qui s’avançait. Quelques notes triomphales qui m’ont mis les larmes aux yeux. Il était là. Il était de retour. Mon Oiseau. Je me suis précipitée hors de ma chambre, j’ai scruté les arbres, les buissons d’OTHNI qui depuis sont devenus de beaux arbustes enchantant le jardin intérieur de la résidence. Mais je ne l’ai pas vu. Il restera à tout jamais cet inconnu dont le chant m’inspire harmonie et puissance, dont les trilles me soufflent que la vie est un soleil.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

lundi 1 mai 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -8-

Nous ne sommes pas égaux face à la maladie. J’ai pu constater cette semaine combien ce dicton s’avère vrai dès qu’on se trouve dans un pays étranger.

Balayée par une sévère crise de paludisme qui m’a laissée sur le flanc, avec une fièvre frôlant par moments les 41°, j’ai pu apprécier combien mon statut de Blanche m’a à la fois servi dans mon accès aux soins et desservi dans ma lutte contre le mal.

La plupart de mes amis Africains, qu’ils soient originaires du Cameroun, du Burkina Faso, du Congo Brazzaville, de la RDC ou d’ailleurs souffrent périodiquement de crises de palu. Je ne pense pas qu’aucun d’eux en soit affecté autant que je l’ai été. Au point que pour la première fois de ma vie, j’ai dû annuler une journée de répétitions. Depuis que je fais du théâtre, j’ai été amenée à répéter dans des états parfois seconds. Avec une angine infectieuse, avec un pied cassé, avec divers maux et virus que j’ai toujours combattus vaille que vaille, brave petit soldat dévoué à la cause théâtrale. Mais là rien à faire. Le premier jours j’ai résisté. Le second, j’ai déposé les armes. Tremblante, suante de fièvre, les muscles tétanisés, l’estomac en vrac, je ne tenais tout simplement plus debout. J’ai dû me faire une raison et dire à mes stagiaires de rester chez elles. L’une d’elles a d’ailleurs eu une réaction qui m’a beaucoup interpellée, me disant au téléphone qu’elle en voulait à son pays de m’avoir contaminée, et que ce n’était pas normal que je vienne ici pour attraper une maladie. Comme si le pays était responsable du fait que je me tape une crise de palu alors que tout le monde ici en a régulièrement. Comme si les virus se devaient d’appliquer la préférence nationale !

Malade donc, ce que j’avais d’abord pris pour un début de grippe attrapée lors de ma fameuse nuit au stade à attendre sous la pluie l’arrivée de Maître Gims s’est avéré être finalement plus grave que prévu. Je me rappelle lors de mon dernier séjour au Cameroun avoir accompagné à l’hôpital l’une des comédiennes du spectacle qui avait fait une crise de fièvre typhoïde, l’autre mal qui ravage la région. Je me rappelle nous être entassés à plusieurs dans un taxi pour l’accompagner aux urgences, elle semi-comateuse, nous (moi surtout, moins habituée à assister à ce genre de crise) morts d’inquiétude. Je me rappelle l’attente aux urgences, sur un lit tenant plus du brancard. Je me rappelle nous être cotisés car avant toute chose il faut passer à la pharmacie de l’hôpital acheter tout ce dont le médecin aura besoin pour l’examen, thermomètre inclus. Sans argent, pas de prise en charge. Je me rappelle la salle d’examen à la propreté douteuse, les lézards sur les murs et la souris qui fit une apparition pendant que le médecin examinait notre amie. Je me rappelle l’hospitalisation de cette comédienne, l’un de nous repartant lui chercher des draps car l’hôpital ne les fournit pas. Je me rappelle un autre comédien refusant que je reste auprès d’elle durant la nuit et se dévouant pour le faire, car un proche doit rester auprès du patient : il n’y a pas assez de personnel pour que les infirmières fassent des rondes la nuit, c’est donc à l’accompagnant d’aller la chercher si quelque chose ne va pas, ou simplement pour l’avertir que la poche à perfusion est vide et qu’il faut la changer.

Autant dire donc que voyant ma fièvre monter je n’en menais pas large. Mais si le fait d’être Blanche me rend plus douillette face au virus, il me rend aussi privilégiée dans l’accès aux soins et dans le choix qui m’est offert. J’ai en effet bénéficié d’un médecin privé, venu me consulter à domicile (bon d’accord, je le connaissais par ailleurs et c’est une ami, mais il n’empêche…) et me prescrire un traitement radical qui m’a remise à peu près sur pied en quarante-huit heures. 

L’ami médecin s’est déplacé le premier soir pour m’injecter une dose de médicament miracle (« C’est la nouvelle molécule qui vient de sortir et qui remplace la quinine, bien plus efficace, ça a été inventée par les chinois » m’a-t-il dit. « Mais est-ce vraiment une bonne idée de me laisser injecter un truc chinois dans les fesses ? » ai-je eu le temps de penser du fond de mon coma fiévreux avant de sentir l’aiguille trouer ma peau), m’a veillée toute la nuit, s’assurant que je ne partais pas en convulsions fébriles, m’a refait une injection le lendemain matin, puis est revenu le jour suivant me piquer les fesses pour la troisième fois. Trois injections, suivies de trois jours de médication, le tout made in China, mais fort efficace car me voici aujourd’hui bon pied bon œil comme si rien ne s’était passé. Et en bonus, m’a promis l’ami médecin, je suis immunisée pour le reste de mon séjour. Ce n’est certes pas ainsi que j’imaginais ce qu’on appelle la médecine chinoise, mais je m’incline face au résultat. Seule ombre au tableau, ce traitement miracle a un prix, ridiculement bas pour moi, mais bien trop haut pour la majorité des gens que je fréquente ici : le prix de deux places assises de seconde catégories au concert de Maître Gims ! 


Le Cameroun c’est le Cameroun…

dimanche 23 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -7-

Les Camerounaises et les Camerounais aiment parler, papoter, bavarder, causer… Leurs principaux sujets de conversation tournent autour de l’argent, du sexe et du football. Interdisez-leur d’aborder ces trois sujets et le pays sombrera dans un silence de cathédrale !

Mais depuis que je suis arrivée, un autre thème fait bruisser les conversations : le concert de Maître Gims au stade Amadou Ahidjo, le grand stade omnisports situé à quelques centaines de mètres de l’endroit où je suis logée ! 

Aussi, bravant les moqueries de mes amis et le désespoir de mon fils (« Maman si tu fais ça, genre je te renie, hein ! ») j’ai acheté un billet pour le show. 

Renseignements pris auprès des habitués, l’amie qui avait décidé de m’accompagner et moi avons décidé de nous rendre au stade pour 18 h environ, afin d’éviter la cohue à l’entrée. Les portes devaient ouvrir à 16 h selon le billet que j’avais entre mes mains, le concert de la star étant prévu à 20 h. Mais nous savions que deux jours auparavant son concert de Douala avait commencé à 22 h. Nous nous apprêtions donc à attendre longtemps, ce qui est une autre spécialité camerounaise.

Aux environs de 18 h 30, après avoir franchi les stricts contrôles de sécurité, nous voici installées sur les gradins du stade. Nous avions choisi de payer des billets de seconde catégorie, à 5000 FCFA (environ 8 €) afin de bénéficier de places assises et d’éviter les bousculade de la foule massée debout sur la pelouse. Les billets se vendaient de 2000 CFA (environ 3 €) pour les places debout à 50 000 FCFA pour les places en loge présidentielle. Nous observons amusées le ballet du public qui s’amasse petit à petit sur la pelouse, quelques resquilleurs poursuivis par les hommes de la sécurité reconnaissables à leurs tenues jaune canari et à leurs coups de poings faciles. Je suis toujours impressionnée par la rapidité avec laquelle les altercations en viennent aux mains, dans l’indifférence quasi générale, et avec quelle rapidité la sauce retombe après quelques coups bien placés. Cette violence physique me heurte, mais elle semble ici faire partie du mode de vie. 

Les heures passent, différents DJ’s et animateurs locaux se succèdent sur scène pour faire patienter le public. Des vendeurs et des vendeuses de tout et n’importe quoi se baladent dans les gradins. Nous qui pensions assister à un concert devant un stade bondé, force est de constater que le public peine à arriver. Les gradins sont presque entièrement vides, et sur la pelouse, quelques milliers de personnes se pressent au devant de la scène, couvrant à peine un quart de la surface à disposition.

Aux environs de 20 h, l’ambiance monte d’un cran. Sur scène, des chanteurs dont la foule connaît les refrains par coeur se succèdent. Dans le public, les mouvements de foule se font plus agressifs et nous nous félicitons d’avoir pris un peu de hauteur. 

À 22 h 30, un rappeur de Yaoundé chauffe le public à bloc. L’animateur lui succède pour annoncer l’arrivée imminente de la star tant attendue. Le public hurle de joie… et se fait doucher ! C’est en effet un violent orage qui prend possession de la scène, obligeant les spectateurs à chercher un abri là où c’est possible. Trempées, mon amie et moi redescendons d’un étage pour nous réfugier sous les escaliers du stade, qui n’est pas couvert. La pelouse est désertée, la sécurité débordée par la masse de gens qui sautent par dessus les grilles pour se mettre à l’abri des gradins inférieurs, ceux des places à 10 000 CFA. Quelques jeunes courageux, ou assez imbibés de substances diverses et variées pour ne pas ressentir les effets de la pluie, se lancent dans un match de foot improvisé au moyen d’une bouteille d’eau vide en guise de ballon. Aussitôt, les gradins entrent dans le jeu et applaudissent chaque passe comme s’il s’agissait d’un coup franc botté par Cristiano Ronaldo ! Nous admirons la bonne humeur et le fatalisme avec lequel les spectateurs prennent l’interruption.

Au bout d’une heure environ, la pluie se calme. Nous regagnons nos places, entamons de sécher nos sièges avec quelques mouchoirs en papier et reprenons là où nous en étions, c’est à dire à l’attente. Le public a progressivement réintégré la pelouse, quelques personnes de l’organisation commencent à chasser l’eau de la scène. Les minutes passent et rien ne se passe. L’impatiente commence à se faire sentir, et l’atmosphère dans le stade a changé. Des groupes de jeunes, des enfants de la rue complètement défoncés à la colle, ont profité de l’orage pour forcer les grilles et pénétrer illégalement dans le stade. Ils se baladent dans les gradins, nous apostrophent, essaient de nous intimider, veulent prendre mes chaussures… 

Minuit et demie. J’ai froid. J’ai déjà eu froid certains soirs depuis que je suis ici, mettons qu’il s’agissait plutôt de frissons, d’une sensation de fraicheur. Mais là, l’humidité et la fatigue aidant, c’est d’un froid européen qu’il s’agit. Un de ces froids qui vous contractent les muscles du dos et qui vous paralysent. 

Sur la scène, depuis quelques minutes, les techniciens s’emploient à tenter d’installer une gigantesque bâche en plastique sur le toit de la scène. À notre question de Blanche de savoir pourquoi ils font ça maintenant et qu’ils ne l’ont pas fait avant la pluie il nous est répondu, « Ben c’est s’il se remet à pleuvoir… » Logique ! 

Tous les quarts d’heures environs, mon amie et moi nous demandons si nous restons ou si nous rentrons. Tentées d’abandonner la partie vaincues par la fatigue, le raz-le-bol, la pluie, le froid, mais frustrées d’avoir tenu jusque là, attendu si longtemps pour rien. 

Sur scène, un homme s’obstine à répéter au public qui se masse contre le devant de la scène « Reculez, reculez »… Sans autre effet que d’exaspérer un peu plus la foule déjà à cran. 

Enfin, à près de deux heures du matin, le public a reculé, les barrières de sécurité qui avaient été enlevées par les spectateurs pendant l’orage ont été replacées, la bâche est tant bien que mal fixée au toit, la star est annoncée et Maître Gims fait son entrée sur scène sous l’ovation d’une foule qui dans la seconde a tout oublié : l’attente interminable, la pluie, les coups de poings de la sécurité ! Il aura suffi qu’il apparaisse pour que tout rentre dans l’ordre, et que le show se déroule comme s’il avait commencé à l’heure.

Et le concert dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien, si l’on considère que Maître Gims est à la musique ce que le steak de soja est à l’entrecôte saignante, ce n’était pas si mal. Il a fait le job, enchaînant les tubes et haranguant la foule à coups de « Vous êtes là Yaoundé ? » Rien d’original, mais une énergie sincère et un public reprenant en choeur les tubes qu’il connaît sur le bout du doigt. Bref, « ça a fait le café » comme dirait mon ado de fils !


Le Cameroun c’est le Cameroun…

jeudi 20 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -6-

Je me suis toujours vantée avec orgueil d’être peu pénible question alimentation… Je mange de tout, rien ne me rebute et c’est ma fierté. Au fil du temps, mes diverses pérégrinations africaines m’ont pourtant mise à l’épreuve. On m’a servi des tripes à la camerounaise. J’ai mangé. On m’a servi des brochettes d’escargots grillés. J’ai mangé. On m’a servi du ragoût de singe. J’ai mangé. On m’a servi des pieds et des cous de poulet. J’ai mangé. On m’a servi une potée de chenilles. J’ai mangé. On m’a servi de la pâte de fourmis rouges. J’ai mangé. On m’a servi de l’hippopotame, du porc-épic, du buffle, du crocodile. J’ai mangé.

Ici, nous avons la chance d’avoir Belinda. Impératrice des fourneaux, son petit dernier âgé de huit mois accroché à la taille, elle nous concocte chaque jour un repas de midi royal. Belinda sait apprêter les délicieuses spécialités camerounaises comme personne, et depuis que l’atelier a commencé j’ai l’impression de réaliser un tour du Cameroun gastronomique selon que le plat qu’elle nous a mijoté provient du nord, du sud, du centre ou de l’ouest du pays ! Mes stagiaires et moi apprécions à sa juste mesure le privilège de pouvoir interrompre notre travail pour nous précipiter sur un repas chaud qui n’attend que nous avant de nous remettre à élucubrer sur les divers aspects de cet art si protéiforme de la mise en scène. La bonne ambiance de travail qui règne dans l’atelier doit beaucoup à Belinda et à sa cuisine, car on sous-estime souvent le rôle de ces moments de partage hors plateau dans la réussite d’un projet théâtral quel qu’il soit. Ne pas avoir à se préoccuper de ce qu’on mange le midi, ne pas avoir à courir durant la courte pause que nous nous accordons pour trouver un petit quelque chose à se mettre sous la dent est un réel luxe, et ce n’est pas le moindre de ceux que propose Othni, le centre de résidence où je suis logée et où je travaille. Tout ici est pensé pour le bien des artistes et pour que leur énergie soit toute entière tendue vers le travail. Je connais bien des lieux en Europe qui se revendiquent centres de résidences et qui ne peuvent en dire autant.

Jusqu’à aujourd’hui, le seul reproche que j’aurais pu a dresser à Belinda serait peut-être de trop bien nous nourrir et de favoriser parfois une certaine somnolence lors de la reprise du travail. Sans parler de la douloureuse question des bonnes résolutions prises avant mon départ et de ce fameux régime que je repousse sans cesse, ne remuons pas le couteau dans une plaie béante, n’est-ce pas… Mais aujourd’hui malheureusement, j’ai atteint mes limites en matière de gastronomie. Aujourd’hui je sais que je ne pourrai plus jamais dire que je mange de tout. Car même sous la torture, je n’ai pas réussi à aller au-delà de trois bouchées du plat que Belinda avait préparé. 

À la première fourchette que j’ai enfourné, j’ai senti la salive acide annonciatrice des grands renvois m’envahir l’arrière-gorge. À la seconde, mon estomac a été pris de spasmes. À la troisième, que j’ai pourtant essayé d’avaler tout rond, j’ai su que ça ne serait pas possible. Que ça ne passerait définitivement pas. Même pour ne pas froisser la cuisinière et faire honneur à son travail.

Aujourd’hui, au menu, il y avait des haricots verts…


Le Cameroun c’est le Cameroun… 

dimanche 16 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -5-

« Cent francs Manguiers carrefour Beignets »
« Deux places Titi Garage »
« Cent cent Madagascar niveau Carrière »

S’il est un talent dont on a oublié de me pourvoir à la naissance, c’est bien du sens de l’orientation. Mon incapacité légendaire à retrouver mon chemin même dans les situations les plus simples est ici mise à rude épreuve. Je repense tous les jours à cet ami qui m’avait surnommée « GPS », « Ge me Perds dans mon Salon » tant la topographie de Yaoundé et la manière de s’y déplacer restent un mystère pour moi. 

Le mode de transport le plus utilisé ici est le taxi collectif. Des voitures jaunes qui, si elles ont la couleur des taxis new-yorkais n’en ont pas le confort, sillonnent sans relâche la ville dans tous les sens et peuvent prendre jusqu’à six passagers, quatre derrière et deux devant. Les gens montent et descendent au gré de leurs destinations, et les chauffeurs de taxi embarquent et débarquent leurs clients selon des indications d’adresses aussi hermétiques que poétiques puisque les rue ne portent ici que rarement de noms, et que les quartiers et les carrefours portent des noms abracadabrants sortis de l’histoire oubliée du lieu.

En théorie, la méthode est simple. On se place sur le bord de la route, du côté correspondant à la direction dans laquelle on veut aller et on attend. Tout taxi ayant une place libre va ralentir et klaxonner. On crie alors sa destination au chauffeur, et éventuellement la somme qu’on est disposé à payer pour cette course ou le nombre de places. Si le chauffeur accepte la course il klaxonne à nouveau d’un coup bref, et vous embarquez, sinon il accélère et passe son chemin. 

La vie à Yaoundé se passe ainsi entre coups de Klaxon et proférations d’itinéraires surréalistes. Un trajet normal en ville, quelle que soit sa durée, coûte normalement 250 francs CFA en journée et 300 à partir de 22 h. Mais si le trajet effectué est particulièrement long, on proposera au chauffeur 300, voire même 400, et si au contraire il est très court, on proposera alors de nous y emmener pour 100 francs. Si on est deux, on pourra annoncer « Cent francs carrefour Bastos deux places », ou même mieux, « cent cent carrefour Bastos » ! 

J’avais jusqu’ici presque toujours réussi à trouver une bonne âme pour m’accompagner dans mes pérégrinations, et je suis à vrai dire peu sortie, tout occupée que je suis par l’animation de mon atelier. Mais aujourd’hui est venu le jour où tout le monde en a eu marre de me servir de chaperon et où j’ai dû affronter seule la jungle urbaine. L’ami chez qui je me rendais m’a dit : « Tu prends un taxi et tu dis au chauffeur Cité-Verte, montée Renaule niveau Express Union. Tu nous appelle quand tu arrives et on viendra te chercher. » 

Il faut dire qu’il avait auparavant tenté de m’expliquer comment arriver chez lui : « Tu descends du taxi face à Express Union, tu traverses, sur ta gauche il y a un tas d’ordures, tu le contournes tu traverses le garage, tu descends un peu et puis à droite et tu verras un peu plus loin des maisons avec des portes bleues la mienne c’est la troisième. »

Ou quelque chose comme ça. Je ne me rappelle plus très bien. Ce dont je me rappelle par contre, c’est la panique qui m’a envahie et qui a dû se lire dans mon regard à l’énoncé de cette adresse qui n’en est pas une, car l’ami s’est immédiatement interrompu et m’a dit « bon, appelle quand tu arrives face à Express Union, je viendrai te chercher » !

Qui sait, s’il ne l’avait pas fait, je serais peut-être encore en train d’errer quelque part dans les méandres de cette villes où les rues n’ont pas de nom et les maisons pas de numéros.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

mardi 11 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -4-

Objectivement, pour tout occidental normalement constitué, Yaoundé doit être la ville la plus insupportable du monde. Bruyante, désordonnée, chaotique, sale, corrompue, indécemment polluée, elle cumule tous les défauts face à nos capitales occidentales aseptisées. Depuis mon arrivée ici, pas un jour sans que je m’agace, que je râle, que je gueule même parfois, ajoutant ma voix aux milliers d’autres qui s’apostrophent, s’interpellent, s’invectivent, se chamaillent. Pas un jour non plus sans qu’un rire tonitruant ne m’arrache la gorge et monte dans l’atmosphère lourde d’humidité de la ville.

D’où me vient alors ce sentiment d’être ici parfaitement centrée ? Que tous ces énervements ne sont qu’écume à la surface de la tempête océanique permanente qu’est cette ville ? 

Je songe à cela en contemplant les rues bondées de la fenêtre du taxi qui m’emmène à l’autre bout de la ville. Coincée entre trois autres personnes à l’arrière, je m’interroge sur mon ambivalence, mes réflexes profondément occidentaux et mon bien-être dans le chaos qui m’entoure. Je me pose la question : serais-je capable de venir m’installer définitivement ici ? Depuis que je suis arrivée, cette interrogation me traverse en permanence. Et la réponse oscille de jour en jour, au gré des contrariétés ou des émotions qui m’assaillent. 

Certains jours je m’imagine m’installant ici, perpétuant à l’envi les conversations sans fin sur la création, l’engagement politique de l’artiste. Toutes ces conversations partagées avec celles et ceux qui se battent chaque jour ici pour tenter de survivre de leur art, sans concessions, pas même celles que tentent de leur imposer les structures fournisseuses de subventions que sont le Goethe et l’Institut français. J’imagine un grand livre d’entretiens avec Martin Ambara, figure tutélaire de ces réflexions, qui se bat sans aucune subvention pour faire tenir debout son OTHNI, son laboratoire de théâtre, véritable pépinière d’artistes de toute sorte qui ont pour point commun leur volonté de se consacrer à leur art sans concessions. Je pense à ses propos sur la nécessité de renouveler le théâtre camerounais en s’affranchissant des codes dramaturgiques occidentaux, en cherchant à fonder une dramaturgie proprement vernaculaire, qui se baserait sur la tradition du « Mvet » local par exemple. Je pense à ces stagiaires qui m’ont rejointe depuis hier et avec qui nous essayons de comprendre ce qu’est le métier de metteur en scène, en quoi il se ressemble et en quoi il diffère selon qu’on le pratique ici ou ailleurs. Je pense à la polémique qui éclabousse cette année le festival d’Avignon, à la manière dont les créateurs se sentent formatés par l’Occident s’ils veulent intégrer les circuits officiels de la francophonie. Toutes ces conversations passionnantes résonnent dans ma tête tandis que le taxi traverse la ville et je me dis que oui, la richesse, la force, l’intérêt de ce qui se passe ici pourrait me faire sauter le pas.

Certains autres jours, je me rends compte du fossé qui me sépare d’une possible vie ici. Je mesure le poids de mes habitudes d’Occidentale, la difficulté que j’ai à me déplacer seule dans cette ville désordonnée, l’épuisement qui me saisit face au tourbillon incessant dans lequel je suis plongée, et je me dis que j’ai hâte de rentrer, de retrouver mes petites habitudes qui m’évitent de me remettre en question, mon petit confort d’Occidentale (non, je ne m’habituerai jamais à me laver à l’eau froide, même par 35°), mes certitudes de Blanche privilégiée. Je saisis l’impossibilité de perpétuer sur le long terme ces instants suspendus qui font mon quotidien depuis que je suis ici. Je connais les difficultés économiques qui me rattraperaient tôt ou tard.

Et au moment où je me dis cela, il suffit d’un échange, d’un regard, d’une scène incongrue captée par ma rétine pour que je me rappelle combien l’inconfort intellectuel dans lequel me plonge ma vie ici m’intéresse, me fait me sentir vivante. Et combien je sais et je regrette au fond de n’avoir pas le courage qu’il faudrait pour sauter le pas.

Je repense à cette phrase que m’avait dite un jour Martin Ambara : « je vis dans la faille ». Pas tout à fait d’ici, plus tout à fait de là-bas, je ne sais comment concilier les deux versants de moi…


Le Cameroun c’est le Cameroun…

dimanche 9 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -3-

« Tu as grossi… »

Voilà certainement la phrase que j’ai le plus entendu depuis mon arrivée ici. Il est vrai que les personnes que j’ai côtoyées lors de mon dernier séjour à Yaoundé il y a sept ans peuvent difficilement passer à côté de la quinzaine de kilos supplémentaires qui m’enrobent actuellement.

« Tu as grossi. » La première fois qu’on m’a accueillie d’une accolade digne d’un catcheur (mes côtes survivront-elles à l’intégralité de mon séjour ?) et d’un sonore « Aliiiiiiine c’est comment ? Bienvenue au Cameroun. Tu as grossi », j’ai quand même failli mal le prendre. Puis je me suis souvenu qu’ici dire à une femme qu’elle a grossi est un compliment. Que ça veut dire qu’elle va bien. Qu’elle a un bon mari qui la nourrit bien. Qu’elle a de nombreux enfants. Enfin qu’elle a grossi pour de bonnes raisons. Toutes choses qui font regimber la féministe jamais totalement assoupie que je suis. 

Alors je prends sur moi et je réponds « merci beaucoup » tout en me disant quand même que de la théorie à la pratique il y a un sacré fossé. En théorie, je suis prête à monter au créneau chaque fois qu’un homme va réduire une femme à son corps, ou faire un commentaire qui sous-entende que sa place est à la maison avec ses enfants à faire la popote pour son gentil mari qui rapporte le blé. En théorie, je suis exaspérée par les normes dictées par la société de consommation qui veut que nous soyons toutes minces, belles, éternellement jeunes et dynamiques. Et je milite pour que les femmes soient enfin délivrées de la dictature des régimes.

En théorie.

Parce qu’en pratique, lorsqu’on m’accueille d’un souriant « tu as grossi », je replonge immédiatement dans des gouffres de culpabilisation. Occidentale un jour, Occidentale toujours ! Et je me promets d’entamer un régime dès que je serai de retour à Bruxelles. De me remettre au sport aussi. Croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer. 

Et je me rappelle que je m’étais déjà solennellement juré avant de partir de me mettre au régime ici. Que j’avais décidé, mais vraiment décidé que je rentrerais avec au moins cinq kilos de perdus. J’avais juré oui, croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer. 

Oui, mais…

Mais le Ndolè. Mais les beignets-haricots suant l’huile. Mais le poisson braisé accompagné de ses bâtons de manioc. Mais le « jazz ». Mais le « couscous ». Mais le fufu sauce gombo. Mais les arachides. Mais les bananes plantain gorgées d’huile de palme. Mais le pain à l’avocat. Mais le Top pamplemousse hypersucré. Mais la bière… 

Je vais me mettre au régime en rentrant. Je me mets au régime en rentrant. Je décide de me mettre au régime en rentrant ! Mais vraiment. Promis juré. Croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer.

Et j’accepte avec un sourire les « tu as grossi » avec lesquels on m’apostrophe, tout en léchant la sauce gombo qui dégouline de mes doigts.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

Le Cameroun c'est le Cameroun -2-

L’institut Goethe de Yaoundé, vitrine de la Germanie au Cameroun, est l’une des « place to be » du milieu artistique de Yaoundé. Sa programmation culturelle attire le chaland, et les spectacles sont souvent très courus, certaines mauvaises langues s’empressant d’ajouter que c’est plus le drink gratuit à la fin de la prestation que la qualité de l’offre culturelle en elle-même qui attire les foules. 

La « salle de spectacles » de l’institut est en fait située dans la cour intérieure du bâtiment. Une belle scène couverte d’un grand toit de tôle ondulée, tandis que les spectateurs sont assis au grand air. J’y suis pour un spectacle de danse, dont c’est la grande première. À notre arrivée, le personnel de l’institut est en train de se battre avec l’installation d’un groupe électrogène, le quartier pourtant huppé de Bastos dans lequel se situe le Goethe ayant été victime d’un délestage. Pas de chance, le groupe électrogène du lieu supposé prendre le relais en cas de coupure de courant vient justement de tomber en panne, il a fallu courir dans toute la ville pour en dénicher un autre et l’installer, d’où le retard. Le régisseur du spectacle grogne, raconte que sa création lumière était magnifique, qu’elle comportait vingt-deux projecteurs, et que le groupe électrogène n’en supporte que quatre, que son travail est ruiné, que vraiment…

Enfin, le spectacle peut commencer, avec une bonne demi-heure de retard, ce qui tient presque de l’exploit vu la situation. Les jeunes danseuses assurent, le spectacle est de haut niveau. Après trente minutes de prestation, va-t-en savoir pourquoi, une alarme se met à retentir. Puissante. Couvrant en partie le son de la musique jouée en live par deux percussionnistes. Les danseuses s’accrochent, continuent comme si de rien n’était. Le vacarme durera dix bonnes minutes, puis s’arrête net comme il a commencé. 

Le spectacle va son petit bonhomme de chemin, je replonge avec délice dans l’ambiance si particulière des salles de spectacles camerounaises. Le public donne de la voix, apostrophe les artistes, commente, répond au téléphone parfois. On est bien loin des atmosphères feutrées, pour ne pas dire quelquefois compassées, des salles de spectacles européennes. 

Une dizaine de minutes avant la fin du spectacle, un hôte surprise s’invite dans la cour du Goethe : l’orage tropical. En un instant il se met à tomber des trombes d’eau sur la tête du public qui, ni une ni deux, se précipite sur le mètre cinquante d’avant-toit qui déborde de la scène, grimpe même sur le plateau pour se mettre à l’abri des trombes d’eau. Massés ainsi à quelques centimètres des danseuses, la pluie sur la tôle ondulée répondant au rythme des percussions, les artistes imperturbables continuent leur prestation comme si tout était normal. Comme si elles ne devaient pas compter avec un espace réduit à cause de la foule des spectateurs agglutinés autour d’elles, comme si les percussionnistes placés sur le côté de la scène ne devait pas faire attention de ne pas heurter malencontreusement un spectateur d’un geste de bras un peu trop énergique en jouant.

C’est aussi cela être artiste au Cameroun : affronter, assumer, serrer les dents et continuer. « Boxer la situation », dirait Dieudonné Niangouna.


Le Cameroun c’est le Cameroun…

Le Cameroun c'est le Cameroun -1-

Une arrivée à Yaoundé ne peut jamais se passer sans un peu de théâtralité, un peu de suspense. Installée dans mon siège du vol AF0775, je pense à cela en me demandant ce qui va bien pouvoir arriver dans les minutes qui suivront mes premiers pas sur le sol camerounais. Le trajet s’est passé sans histoires, l’avion a une quinzaine de minutes d’avance sur l’horaire prévu, il amorce déjà sa descente. Les hôtesses nous gratifient de leur petit laïus sur la ceinture qui doit être attachée, les sièges en position verticale, les tablettes relevées. Puis la voix du pilote prend le relais dans les haut-parleurs « Mesdames et messieurs, nous allons reprendre de l’altitude et nous mettre en position d’attente en tournant en rond au-dessus de nuages, car un violent orage vient de s’abattre sur la piste et il nous est impossible d’atterrir. » 

Et nous tournons. Dix minutes, quinze minutes, une demi-heure. Des murmures se baladent d’un siège à l’autre de la cabine, les regards virent à l’inquiétude. « Ils vont nous détourner sur Douala », « On n’aura bientôt plus d’essence on va s’écraser », « Ça commence à être long, vous êtes sûrs que c’est la vérité cette affaire d’orage ? » « On nous cache quelque chose de plus grave, c’est sûr ! » Enfin, après quarante-cinq minutes de tours de manège, l’avion pique du nez en direction de la piste. Il tangue, vibre, mais tient bon. L’atterrissage ressemble un peu à celui de l’albatros dans « Bernard et Bianca ». Enfin, l’appareil s’immobilise sur le tarmac et les passagers applaudissent soulagés. Les mâles qui s’agrippaient aux accoudoirs de leur siège quelques instants plus tôt fanfaronnent devant leur femme d’un « Tu vois je te l’avais bien dit qu’il allait rien se passer, tu as toujours peur pour tout ! »

Sortie de l’avion, couloirs climatisés, contrôle sanitaire, contrôle des passeports et visas, récupération des valises. Face au tapis roulant je médite sur cet adage qui veut que mes bagages sont TOUJOURS dans les derniers délivrés. Ce qui me laisse le temps de fomenter un certain nombre de scénarios catastrophe dont j’ai le secret. « mes valises se sont perdues », « les personnes qui doivent venir m’accueillir à l’aéroport ne sont pas là, je vais me retrouver seule sur le trottoir avec mes bagages »… J’admire ma capacité à toujours imaginer le pire ! 
Enfin, mes deux précieux colis pointent leur étiquette sur le tapis roulant, je m’en empare et file direction la sortie. Le comité d’accueil est bien là. Quelques accolades à m’en casser deux côtes plus tard nous nous dirigeons vers le parking. Sortie de l’aéroport. Et cette toujours même impression en pénétrant dans l’air camerounais. Car on pénètre dans cet air-là comme on le ferait dans un solide tant il est dense, saturé d’humidité, d’odeurs de toutes sortes. 

Traversée de la ville en voiture, je retrouve des sensations, des odeurs, des bruits. 
Petite halte avant d’arriver à destination, il s’agit de compenser la frugalité du repas servi à huit mille mètres d’altitude. Tradition personnelle, je me rue sur le premier Ndolè de mon séjour (et certainement pas le dernier) accompagné d’un Top pamplemousse. Soupir. Je suis arrivée. Je suis là. Depuis le temps, depuis sept ans…

Enfin, je franchis le seuil d’OTHNI, le centre de création théâtrale qui sera mon port d’attache de ces prochaines semaines. Au moment où j’entre, la pluie se remet à tomber. Suivie immédiatement d’une coupure d’électricité, l’un de ces fameux « délestages » censés alléger le réseau électrique saturé et qui comme par hasard affectent rarement les beaux quartiers où se massent les expats. Un rythme à prendre que ces coupures de courant. Voilà trente-six heures que je suis ici, et nous en avons déjà eu trois ainsi que deux coupures d’eau.


Le Cameroun c’est le Cameroun…