mardi 11 avril 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -4-

Objectivement, pour tout occidental normalement constitué, Yaoundé doit être la ville la plus insupportable du monde. Bruyante, désordonnée, chaotique, sale, corrompue, indécemment polluée, elle cumule tous les défauts face à nos capitales occidentales aseptisées. Depuis mon arrivée ici, pas un jour sans que je m’agace, que je râle, que je gueule même parfois, ajoutant ma voix aux milliers d’autres qui s’apostrophent, s’interpellent, s’invectivent, se chamaillent. Pas un jour non plus sans qu’un rire tonitruant ne m’arrache la gorge et monte dans l’atmosphère lourde d’humidité de la ville.

D’où me vient alors ce sentiment d’être ici parfaitement centrée ? Que tous ces énervements ne sont qu’écume à la surface de la tempête océanique permanente qu’est cette ville ? 

Je songe à cela en contemplant les rues bondées de la fenêtre du taxi qui m’emmène à l’autre bout de la ville. Coincée entre trois autres personnes à l’arrière, je m’interroge sur mon ambivalence, mes réflexes profondément occidentaux et mon bien-être dans le chaos qui m’entoure. Je me pose la question : serais-je capable de venir m’installer définitivement ici ? Depuis que je suis arrivée, cette interrogation me traverse en permanence. Et la réponse oscille de jour en jour, au gré des contrariétés ou des émotions qui m’assaillent. 

Certains jours je m’imagine m’installant ici, perpétuant à l’envi les conversations sans fin sur la création, l’engagement politique de l’artiste. Toutes ces conversations partagées avec celles et ceux qui se battent chaque jour ici pour tenter de survivre de leur art, sans concessions, pas même celles que tentent de leur imposer les structures fournisseuses de subventions que sont le Goethe et l’Institut français. J’imagine un grand livre d’entretiens avec Martin Ambara, figure tutélaire de ces réflexions, qui se bat sans aucune subvention pour faire tenir debout son OTHNI, son laboratoire de théâtre, véritable pépinière d’artistes de toute sorte qui ont pour point commun leur volonté de se consacrer à leur art sans concessions. Je pense à ses propos sur la nécessité de renouveler le théâtre camerounais en s’affranchissant des codes dramaturgiques occidentaux, en cherchant à fonder une dramaturgie proprement vernaculaire, qui se baserait sur la tradition du « Mvet » local par exemple. Je pense à ces stagiaires qui m’ont rejointe depuis hier et avec qui nous essayons de comprendre ce qu’est le métier de metteur en scène, en quoi il se ressemble et en quoi il diffère selon qu’on le pratique ici ou ailleurs. Je pense à la polémique qui éclabousse cette année le festival d’Avignon, à la manière dont les créateurs se sentent formatés par l’Occident s’ils veulent intégrer les circuits officiels de la francophonie. Toutes ces conversations passionnantes résonnent dans ma tête tandis que le taxi traverse la ville et je me dis que oui, la richesse, la force, l’intérêt de ce qui se passe ici pourrait me faire sauter le pas.

Certains autres jours, je me rends compte du fossé qui me sépare d’une possible vie ici. Je mesure le poids de mes habitudes d’Occidentale, la difficulté que j’ai à me déplacer seule dans cette ville désordonnée, l’épuisement qui me saisit face au tourbillon incessant dans lequel je suis plongée, et je me dis que j’ai hâte de rentrer, de retrouver mes petites habitudes qui m’évitent de me remettre en question, mon petit confort d’Occidentale (non, je ne m’habituerai jamais à me laver à l’eau froide, même par 35°), mes certitudes de Blanche privilégiée. Je saisis l’impossibilité de perpétuer sur le long terme ces instants suspendus qui font mon quotidien depuis que je suis ici. Je connais les difficultés économiques qui me rattraperaient tôt ou tard.

Et au moment où je me dis cela, il suffit d’un échange, d’un regard, d’une scène incongrue captée par ma rétine pour que je me rappelle combien l’inconfort intellectuel dans lequel me plonge ma vie ici m’intéresse, me fait me sentir vivante. Et combien je sais et je regrette au fond de n’avoir pas le courage qu’il faudrait pour sauter le pas.

Je repense à cette phrase que m’avait dite un jour Martin Ambara : « je vis dans la faille ». Pas tout à fait d’ici, plus tout à fait de là-bas, je ne sais comment concilier les deux versants de moi…


Le Cameroun c’est le Cameroun…

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