La finale de la coupe du monde de football qui s’est
jouée dimanche a divisé les amis avec qui je l’ai regardée en deux clans :
ceux qui étaient pour les Africains de France et ceux qui étaient contre la France.
Comme toujours lorsque je suis ici, j’essaie d’écouter
et de comprendre sans juger, ou du moins le moins possible. Faire taire mes
réflexes d’Occidentale pour entrer dans la réalité du lieu où je me trouve n’est
pas toujours simple mais c’est la moindre des respects, me semble-t-il !
J’ai donc écouté ce qui se dit ici. Ceux qui refusent
de voir en Kylian Mbappe ou Samuel Umtiti autre chose que des enfants du pays,
même s’ils sont nés en France ou y sont arrivés dans leur prime enfance et se
revendiquent français. Ceux qui disent que c’est l’Afrique qui a fait gagner la
France, sans crainte des récupérations nationalistes que pourraient susciter
leurs propos. Ceux qui disent que n’importe quelle victoire sera mieux que
celle de la France et qu’ils souhaitent le pire à ce pays qui continue à les
oppresser pour ne pas dire les coloniser. Entre deux coups francs et trois
petits ponts les commentaires fusent, les anecdotes alimentant un rejet
viscéral de la puissance coloniale s’accumulent.
Tel raconte le refus d’un visa par l’ambassade de France
de Yaoundé, alors qu’il avait une invitation en bonne et due forme de l’université
de la Sorbonne à Paris pour y animer un séminaire. « Nous n’avons pas
assez de certitude que vous allez effectivement rentrer à l’issue de votre
intervention » s’est-il vu opposer comme motif de rejet. Le côté aléatoire
de l’attribution des visas est d’ailleurs l’un des points de crispation les
plus chauds parmi ceux qui seront abordés ce soir au fil des corners et des off side. Tel autre raconte la difficile période qui suivit la
chute du mur de Berlin, lorsque la valeur du franc CFA se trouva divisée par
quatre, sous l’injonction de la France. Ce franc CFA d’ailleurs, monnaie qui
porte son origine dans son nom – franc des Colonies Françaises d’Afrique,
pudiquement renommé Franc de la Communauté Financière Africaine – est encore
aujourd’hui fabriqué et géré en France et son cours indexé sur celui de l’Euro,
comme un symbole toujours vivace d’une oppression coloniale qui se perpétue, ce
qui alimente beaucoup les débats. Quel pays peut prétendre à une indépendance
véritable s’il ne gère pas souverainement sa monnaie ? Telle enfin raconte
son expérience de tournée en France, les humiliations vécues lorsque
systématiquement après les représentations les hommes se permettaient des
remarques sur son « cul de Black ». Cette question d’ailleurs de l’essentialisation
des hommes et femmes noires à leur physique, le cliché sans cesse rabâché de l’Africain
qui a le sens du rythme, et la danse dans le sang. Ces théâtres européens qui
veulent bien accueillir un spectacle « africain » sur leur scène s’il
correspond à l’idée préconçue qu’on en a, parlant en phrases syncopées de
guerre, d’enfants soldats, d’excision et de lutte contre le SIDA. Le tout au
rythme de tam-tams entrecoupés de quelques mélopées traditionnelles. Tous en chœur,
alors que la France marque son troisième but et que la victoire se dessine,
hurlent leur désespoir de savoir qu’une fois encore ils seront réduits à ce
cliché de l’homme noir qui a l’intelligence du corps mais à qui on refuse celle
de l’esprit.
Depuis dix jours que je suis de retour à Yaoundé pour
participer à une résidence d’écriture, ce que j’entends est pourtant, comme
toujours ici, d’un tout autre acabit. La réflexion qui se mène sur le sens des
mots, la remise en cause de chaque concept, le déshabillage de chaque notion
oblige à reconsidérer tous les paradigmes de pensée qu’on croyait acquis. J’écoute
parler des femmes et des hommes qui remontent le fil de leur propre histoire avec
une érudition que bien des universitaires européens pourraient leur envier. Le
théâtre qui se fabrique ici n’a rien à voir avec la souvent pâle resucée qu’on
nous en propose sur nos scènes européennes, et les artistes qui le fabriquent
ne sont en rien moins percutants que ceux qui sont adoubés par la bien-pensance
occidentale. Mais eux n’ont que rarement ou jamais accès aux tournées
internationales.
Alors oui, l’exaspération transpire par tous les pores
des peaux de ces Camerounais qui osent remettre en question le modèle libéral
occidental, qui aspirent à une indépendance véritable, et non à cette
indépendance factice qu’on leur vend aujourd’hui comme une fatalité. J’entends
tout cela, je vois les quelques français qui se hasardent jusqu’ici couper
court aux discussions d’un péremptoire « non mais vous exagérez quand même ! »
Je ne suis ni meilleure ni pire qu’eux, je bute souvent sur des affirmations
que je trouve trop péremptoires, puis je me rappelle ce principe fondamental :
« tais-toi et écoute » sans lequel la rencontre de l’autre est
impossible.
La France a marqué son quatrième but, la victoire est
acquise, je pense à mon fils à Paris qui s’en va certainement fêter cela jusqu’au
bout de la nuit. Ici à OTHNI, quartier Titi Garage de Yaoundé, il est un point
sur lequel tout le monde est d’accord : victoire de la France ou défaite
de la Croatie, tout cela mérite bien une bière glacée. Remettez-nous donc une
tournée !
Le Cameroun c’est le Cameroun…
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