vendredi 12 mai 2017

Le Cameroun c'est le Cameroun -11-

C’était une journée comme les autres. La soirée s’annonçait calme, j’avais prévu de me coucher tôt. Vers 18 h, un ami comédien passe à OTHNI et me propose de m’emmener boire un verre pour parler théâtre, création, écriture, et refaire un peu ce monde qui en a bien besoin. Nous voici donc grimpant la colline qui sépare le calme lieu de résidence de la fureur de la rue et de ses bars. 

Assis à une terrasse, une bière devant nous, nous évoquons un ami commun, auteur et metteur en scène. Impulsivement je propose de l’appeler et de lui proposer de nous rejoindre. Aussitôt dit aussitôt fait, il est 19 h et nous entamons une reconstruction du monde à trois voix. Un moment plus tard, deux autres amis, l’un danseur l’autre régisseur passent devant notre terrasse, ils sortent d’OTHNI où ils ont travaillé toute la journée à un spectacle qui doit se jouer dans quelques jours. Ils s’assoient à notre table et le monde continue d’être refait à cinq voix maintenant. 

De fil en aiguille, à 20 h nous sommes huit à table. À 22 h nous sommes dix, et à minuit douze voix s’élèvent pour égrener les avantages et les inconvénients de la société camerounaise, les avantages et les inconvénients de vivre à « Mbengè », c’est à dire en Europe. La parole s’arrache de chaise en chaise, le verbe est haut, la bière a augmenté les décibels et chacun y va de son commentaire politique sur les dernières élections, les futures élections, l’absence d’élections, le trucage des élections, ici comme ailleurs.

Tandis que je tente de suivre les propos de chacun, mon regard est attiré par une voiture de police genre pick-up qui stoppe à hauteur de notre terrasse. Les hommes en uniforme sont trois à l’intérieur. L’un descend, s’approche, et d’un geste autoritaire s’empare de trois chaises vides à côté de nous pour les jeter sur la plage arrière du pick-up. Les oreilles accrochées à la conversation de la tablée, le regard plongé sur la scène en train de se jouer, je tente de comprendre ce qui se passe. La patronne du lieu, ou est-ce la serveuse, ainsi qu’un autre homme qui semble être un client se sont approchés du policier descendu de son véhicule. Le ton monte, un attroupement se forme, mais je n’arrive pas à capter ce qui se dit. Mon esprit toujours prompt à inventer les pires catastrophes imagine déjà que ce bar est un lieu clandestin, interdit, qu’il s’y déroule un sombre trafic de drogue, d’alcool de contrebande, d’êtres humains qui sait, et que nous allons tous être embarqués comme complices par les forces de l’ordre. Je m’imagine déjà passant la nuit à Kondengui, la prison centrale de Yaoundé, je me mords les doigts de n’avoir pas averti l’ambassade de Suisse de ma présence au Cameroun, des images du film Midnight Express défilent devant mes yeux. Tout cela en une fraction de seconde, tandis que mes amis continuent à vociférer, comme si de rien n’était. Ils ne semblent pas même avoir capté l’intrusion des policiers à notre terrasse.

Au niveau du pick-up, un attroupement s’est formé. Ça cause, ça palabre, ça tente de récupérer les chaises. 

Puis mon regard capte le manège de la seule femme de l’attroupement, celle qui doit être la patronne du lieu, ou la serveuse. Elle récupère quelques billets dans sa poche et auprès de certaines personnes autour d’elle puis l’air de rien, comme si elle voulait demander une réconciliation, un apaisement, elle serre la main du policier, les billets cachés à l’intérieur. La tension retombe, le client qui était intervenu en premier récupère les chaises qu’il replace à la table à côté de nous. Le débat en cours sur la future réélection du président camerounais lors des élections qui se tiendront l’an prochain continue à échauffer les esprits à notre table.

Je ne sais comment interpréter ce que j’ai vu. Prélèvement de l’impôt sur les bars et les terrasses ? Acte de corruption ? Policiers fatigués voleurs de chaises pour se reposer ? Fonctionnement différend d’un pays où tout m’échappe ? Ce que je sais, c’est qu’un ami médecin en poste dans un hôpital public, et donc fonctionnaire d’état, n’a pas reçu son salaire depuis quinze mois maintenant, et qu’il ne vit que grâce à la « générosité » de ses patients qui paient de la main à la main un supplément au prix de la consultation qui va directement dans sa poche. Les policiers que j’ai vu agir sont-ils dans le même cas ? Sont-ils privés de salaire pour une obscure raison administrative depuis trop longtemps ? Quoi qu’il en soit, qui est à blâmer, si tant est que quelqu’un le soit ? L’état ? La police ? Ce groupe de fonctionnaires en particulier ? Les commerçants qui acceptent de se prêter au système ? 

Le pick-up est reparti, et la conversation de la table a dévié. De la problématique des futures élections, on est passé aux vertus comparées des différentes bières consommées par l’assemblée. Plus tard, nous reparlerons de création, l’alcool aidant, nous inventerons des idées de spectacles qui parlent d’eau folle et de chauffeurs de lièvres, nous déclamerons des amorces de textes géniaux que nous aurons oublié le lendemain matin. Des policiers qui voulaient embarquer nos chaises, nous ne parlerons point.


Le Cameroun c’est le Cameroun… 

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